Un empire bien Loti

 logo-paris-match

Paris-Match, 15/12/2016

Tombé amoureux de la civilisation ottomane, Pierre Loti défendit la Turquie bec et ongles dans ses romans comme dans ses articles. Mais ne fut pas prophète… en son pays. Un jour, Pierre Loti loti-en-tenue-off-chez-luiest tombé amoureux d’Istanbul. Suspendus en plein ciel, gardés par les minarets dressés comme des lances, d’innombrables dômes aux rondeurs de seins s’étageaient les uns sur les autres. Du vieux sérail à la tour de Galata, d’une colline à l’autre, d’une ruelle à une avenue, partout l’œil s’échappait au loin vers les eaux de la Marmara, du Bosphore ou de la Corne d’or. Dans la vapeur du matin, les palais blancs comme neige posés sur des quais de marbre semblaient somnoler le long d’une coulée d’argent tiède et tranquille. A l’écart d’un monde trépidant et brutal, la cité des califes et la capitale des sultans invincibles restait vouée au calme, au rêve et à la contemplation. Bientôt, au­ delà de la «ville des Villes», son amour s’est étendu à la civilisation ottomane et à son art de vivre. D’«aziyadé» en 1879 aux «Désenchantées» et d’article en article, pendant trente ans, une écriture douce comme un soupir d’odalisque et tendre comme un regard d’enfant a Gilles martin chauffier caressé sa chère Turquie. Puis les guerres balkaniques ont jeté la Grèce, la Bulgarie, la Serbie et le Monténégro contre les débris européens de l’empire. Et les horreurs ont dépassé les bornes admises. Alors, en 1911, le style de Loti s’est métamorphosé pour devenir vif comme le vent et brûlant comme une torche. Pendant que les Etats chrétiens massacraient les Turcs, l’Europe regardait ailleurs, parlait d’arbitrage, envisageait des conférences. Ne parlons pas de la presse française en extase devant la «beauté d’un tir d’artillerie à grande distance qui fauche l’ennemi comme l’herbe d’un champ ». Les musulmans n’étaient qu’un gibier dont la chasse était ouverte et une épuration ethnique impitoyable expulsait des centaines de milliers d’ottomans des terres qu’ils cultivaient depuis cinq siècles. Pourtant, ceintures noires de désinformation, les journaux accablaient d’injures les victimes comme des chiens enragés aboient sur un cerf blessé. L’indifférence de Paris, Berlin et Londres était élevée à l’insulte par mille préjugés d’européens évoquant les questions orientales comme un aveugle parlerait de couleurs. Quand les Bulgares ont jeté des fidèles trempés de pétrole dans leurs « mosquées ardentes», le sang de Loti n’a fait qu’un tour et ses larmes se sont transformées en vitriol. Pas question d’avoir des poils sur la langue quand il s’indignait contre ceux qui inondaient leurs mensonges de points d’exclamation.   Cent ans après, en relisant ses articles de combat et les dizaines de témoignages qui les accompagnent, on comprend pourquoi la Turquie ne fera jamais confiance à l’Europe. Agrippé au parapet de l’islamophobie épanouie, le Vieux Continent, malveillant et cynique, ne faisait mine de s’émouvoir de sa détresse que s’il espérait en tirer un gain. En réalité, les malheurs des musulmans passaient déjà chez nous comme ceux d’un lion raconté à des antilopes. Rien n’a d’ailleurs changé et il reste mal vu d’aimer la Turquie. Chacun admet qu’on peut admirer la France sans vénérer Manuel Valls ou Nicolas Sarkozy et leurs croisades successives mais, à Paris, comprendre la Turquie reste suspect. Et… appré­cier sa civilisation signifie forcément approuver l’exercice du pouvoir de Recep Tayyip Erdogan. Pauvre Loti dont les livres auront eu si peu de poids. En France, du moins…

« Voyages en Turquie », de Pierre Loti, éd. Arthaud, 730 pages, 29 euros.

Cliquez sur « articles précédents » situés tout en bas de cette page pour consulter toutes les actualités.