TOULON, VILLE LOTIENNE

Dans la carrière d’un officier de Marine, Toulon est d’abord un simple port d’embarquement. Ce fut le cas aussi pour Loti, vers Stamboul via la mer Egée, et pour des destinations plus lointaines par le canal de Suez. Mais il découvrit rapidement d’autres centres d’intérêt dans la lumière de la Provence et dans la ville elle-même et enrichit ainsi ses séjours :

Mars 1876 (après le Sénégal) : « J’ai retrouvé ici, avec l’air vif de la méditerranée et le ciel radieux du Midi, une quantité d’amis qui ont pris à tâche de me distraire. Je recommence vraiment à vivre ».

Octobre 1890 : « Toulon. La joie du soleil, du ciel plus pur, de la Méditerranée bleue. Et partout, sous les vieux platanes, dans l’arsenal, au coin des rues, -des souvenirs de radieuse jeunesse. »

carte-postale-ancienne-83-toulon-la-rade-et-l-escadre-navires-militairesAoût 1891 : « L’escadre en rade de Toulon, la splendeur de l’été, la vie voluptueuse et désolée, les nuits errantes, sous le ciel étoilé et chaud. Et tant de souvenirs de voluptés passées…. »

Comme indiqué ci-dessus, Julien retrouva à Toulon de nombreux collègues et notamment des camarades de promotion, comme Lucien Jousselin, également appelé Plumkett, le mystérieux correspondant cité dans Aziyadé, qui devait bientôt se marier et s’installer à Toulon. Il revit aussi plus tard Masméjean, officier du Vautour et vieux complice de la saga des Désenchantées. Il croisa même à plusieurs reprises, sur le point de s’embarquer, Pierre le Cor (Mon Frère Yves),  qui lui devait d’être passé second maitre. Loti eut plusieurs « pieds à terre »  à Toulon, rue du Trésor, place Gambetta,  et surtout le fameux Capharnaüm, qui l’accueillit au cours d’un premier séjour pour le moins original.

Un artiste plus que complet

Pierre Loti - cirque

M0831_scan11-0284 Anonyme, Pierre Loti en tenue d’acrobate, n° Inv. MPL 2011.0.46 Maison de Pierre Loti

A 25 ans, Julien Viaud était revenu du Sénégal dévasté par une liaison douloureuse et avait décidé de faire une pause de 6 mois au gymnase de Joinville, pour y développer son corps. Par la suite, il était entré dans une « bande lyrique » à Toulon, adoptant le rôle d’un « acrobate fashionable » et c’est là qu’il connut le Capharnaüm  (ou  le Phalanstère), hôtel garni certes modeste, mais dont les fenêtres s’ouvraient sur les platanes de la place Saint-Pierre au centre-ville. Sa prestation fut un succès, c’est lui qui le dit : « La musique commence: un prélude vif et entraînant. Applaudissements frénétiques. Mes pieds touchent à peine le sol élastique, mes muscles se détendent comme des ressorts : le succès est tout de suite assuré…trois rappels, triomphe d’un quart d’heure. Les écuyères sortent elles aussi de leur loge pour m’acclamer ; la situation est enlevée d’assaut ».

Loti revint habiter au Capharnaüm, qui lui apportait d’autres ambiances quand le soleil provençal se couchait: « C’est la nuit surtout que je travaille dans le Capharnaüm. Le silence de la nuit mêlé de chants de marins en bordée… Généralement, vers 2h du matin, une promenade dans les rues….J’aime les rues de Toulon à ces heures indues ; les grillons chantent dans le trou des murs… et des rats d’une grosseur invraisemblable se promènent par troupes, narguant les matous en maraude….On assiste à des scènes que les bourgeois rangés ne soupçonneront jamais ». Plus tard, les soirées se termineront par des « enfantillages très innocents » dans le quartier chaud des marins, le « Chapeau Rouge ».

Entre le service et les ‘’enfantillages’’, l’écrivain était une fois de plus à la tâche : « Je passe toutes ces belles journées enfermé, — à  travailler dans mon logis du Capharnaüm, — à remuer mes souvenirs du Sénégal, — à les exhumer pour les vendre… ».  Commencé en juin 1880, le Roman d’un Spahi, qui sera la première œuvre de Julien Viaud publiée sous  le nom de Pierre Loti, sera terminé début septembre : «  Le spahis (sic) est fini et j’ai besoin de me reposer les nerfs au calme de la mer -… »

Une parisienne en Provence 

Juliette Lambert, connue sous le nom de son deuxième mari Edmond Adam, fut une des grandes dames dejuliette-adam-l-expo-au-chateau-du-val-fleuryl’époque. Romancière elle-même, elle tenait salon à Paris, un salon littéraire et politique, empreint de sa foi catholique et de ses solides convictions républicaines. En 1858 cependant, à 22 ans, elle était descendue dans le midi pour trouver le soleil et un air plus pur et elle acquit une propriété à Golfe-Juan, petite localité dont elle contribua ensuite au développement. C’est là qu’elle accueillit un peu plus tard Julien Viaud, avec dans les mains le « Mariage de Loti » qu’elle allait publier dans sa « Nouvelle Revue ». Elle avait 14 ans de plus que lui et elle s’imposa tout de suite comme une « mère intellectuelle » à la forte personnalité, comblant ainsi un vide pour Julien, fragile et sujet à de profondes déprimes. Ainsi, une lettre de 1890 : « Madame, Depuis plusieurs jours, j’ai envie de vous écrire….je suis dans une très mauvaise période d’abattement…..Je crois vous avoir dit, madame, quelle grande place d’âme vous avez prise en moi….Moi, j’ai grand besoin de marcher accompagné. Seul, je ne vaux plus rien et ne tiens même plus debout ». Il est amusant de noter que Juliette accueillit à plusieurs reprises au Golfe-Juan sa grande amie Georges Sand, qui eut à soutenir d’autres génies fragiles.

Madame Adam était possessive, mais elle ne put vraiment influencer ni la production de Loti ni sa vie dissolue. Par contre, elle contribua largement au lancement de la nouvelle étoile des lettres, alors que la publication d’Aziyadé était restée inaperçue du grand public.

Leur relation dura toute la vie de Loti (madame Adam allait vivre cent ans), mais sa dépendance s’atténua quelque peu et les querelles devinrent fréquentes sur le plan politique, Juliette soutenant les Russes et les Grecs, tandis que Julien restait indéfectiblement attaché à la Turquie musulmane.

Un authentique provençal

Jean AicardLa rencontre de Julien Viaud et du poète provençal Jean Aicard eut lieu en 1879 dans les salons de madame Adam. Il s’en suivra une amitié de 40 ans, plutôt paisible et sans ambiguïté, sur laquelle l’un et l’autre resteront assez discrets. Les deux hommes se virent souvent à Paris (ou à Gif sur Yvette, chez madame Adam), et à La Garde, près de Toulon, à la maison des Lauriers Roses de Jean Aicard : « A deux heures, je vais trouver Jean Aicard et le ramène diner à Toulon. Nous allons ensemble au théâtre de Rampin, et finir la nuit comme des enfants, au Chapeau Rouge… ».

Pour faire une amitié, il faut des points communs et des différences. Jean apportait sa jovialité de méditerranéen et un équilibre apparent propre à rassurer un Loti tourmenté, même si son enfance n’avait pas non plus été idéale. Il n’avait que deux ans de plus que Loti, qui l’adopta comme un frère: « Mon cher Jean, je viens seulement vous dire que je vous aime de tout mon cœur, que je suis bien heureux d’appuyer sur votre épaule ma tête lasse ». Après s’être trouvé une mère intellectuelle, Julien avait donc trouvé un frère intellectuel de son âge, qui n’était pas cette fois un clone de Gustave, son frère ainé de 15 ans trop tôt disparu.

Curieusement, la relation ne s’était pas tout de suite étendue au champ de l’écriture. Bientôt cependant, Loti sollicita les conseils de son ami pour « Fantôme d’Orient », pour « Le livre de la Pitié et de la Mort » et aussi pour son discours d’entrée à l’Académie française en 1892. Jean Aicard, qui était déjà connu et primé avant même que Loti n’existe, avait dû laisser passer la fusée quand sa renommée avait explosé.  On sait par ailleurs que Loti avait bénéficié lors de  son élection du rejet de Zola par une partie des votants. Jean Aicard pour sa part dut attendre l’année 1909 pour le rejoindre, malgré le soutien sans faille de son ami.   

L’adieu à la Marine

Loti, qui n’avait pas que des amis au Ministère, avait bien failli voir sa carrière écourtée à moins de cinquante ans, à l’occasion d’une réduction d’effectifs, et il avait dû se battre devant les tribunaux pour être réintégré dans ses fonctions. A soixante ans, échéance inévitable celle-là, ses adieux seront particulièrement laborieux, entre les cérémonies officielles et les réunions informelles, l’ensemble se déroulant à Toulon, où il  connaissait bien l’amiral de Jonquières, camarade de promotion, et l’amiral Gaschard.  Auparavant, il exerça un dernier commandement officiel, sur le « Vautour » à Stamboul, qui ne fut d’ailleurs pas une sinécure, deux missions particulières ayant exigé en plein  hiver des manœuvres périlleuses en mer de Marmara et en mer Egée sur un bateau peu adapté. En 1906, il aura ainsi rempli les conditions nécessaires pour accéder au grade honorable de Capitaine de Vaisseau, et, moyennant quelques appuis, il obtiendra aussi la cravate rouge de commandeur de la Légion d’honneur.

Sur ce, il gagna Toulon et le croiseur « Suffren », où il revêtit un moment son uniforme, quelques jours avant son anniversaire du 10 janvier 1910, un anniversaire qu’il maudira plus encore que de coutume.

En avril 1910, il est accueilli cette fois sur la « Patrie » par les deux amiraux et retrouve des vieux camarades. LaPierre Loti décoré sur le Patrie 5 nov 1910 remise de la croix de commandeur aura lieu en novembre, avec parade militaire, mais il n’en tirera aucune satisfaction. Enfin, invité sur « La Justice » de l’amiral Gaschard, il va pouvoir remettre une dernière fois son uniforme en Juillet 1911.

Il est clair que la Marine nationale aura offert à Loti une discipline de vie salutaire et en même temps la possibilité de voyager et de se « lâcher » au cours des escales. On se rend compte au moment de sa retraite de l’importance qu’il accordait au grade et à l’uniforme pour sa posture publique. Lorsque la grande guerre sera engagée un peu plus tard, il aura ce réflexe de soldat de s’y impliquer, afin de défendre le pays contre le Kaiser Guillaume II, mais aussi peut-être de mettre l’accent pour la postérité sur une face indiscutable de son image.    

Patrice Morel