Pourquoi Stamboul ?

Sainte Sophie

Constantinople, la mosquée de Tophane, 1884, huile sur bois. Yvan AIVAZOVSKY (1817-1900)

A l’époque de Julien Viaud, la ville-monde assise sur l’Europe et l’Asie pouvait encore être appelée Constantinople. On y arrivait notamment par bateaux. Ceux-ci, venus de la Méditerranée, passaient par la mer Egée, s’enfilaient dans le détroit des Dardanelles et traversaient la mer de Marmara. Au bout, c’était le Bosphore, orienté au nord vers la mer Noire, et guère plus large qu’un grand fleuve. Au moment de tourner à l’entrée du détroit, on apercevait Scutari à droite en Asie, mais surtout Stamboul à gauche en Europe, le Stamboul des sept collines, avec au premier plan la mosquée bleue, Sainte Sophie et le vieux sérail des sultans. Sainte Sophie, devenue mosquée, subsistait de l’empire byzantin, définitivement anéanti en 1453 par Mehmet II. La ville, enserrée dans ce qui restait des remparts de Constantin, allait alors être investie par la population turque et devenir ce joyau du vieil Orient cher à Loti. Un peu plus loin, un bras de mer appelé la Corne d’or offrait un superbe site portuaire.

Carte Stamboul-

De l’autre côté venaient les quartiers levantins de Galata et Péra, bruyants et occidentalisés, qui furent vite détestés par Loti le traditionaliste : « Il semble que cette Corne d’or ne soit pas seulement un bras de mer séparant les deux parties de Constantinople, mais qu’elle mette aussi un intervalle de deux ou trois siècles entre ce qui s’agite sur une rive et ce qui s’endort sur l’autre… ». Il préférait évidemment le sommeil à une agitation stérile.

Pour des raisons que nous allons développer, Stamboul restera un lieu mythique pour Loti, en sympathie avec les Turcs. Il viendra sept fois à Constantinople, dont deux séjours assez longs en mission sur le stationnaire de l’ambassade de France, anonyme en 1876, commandant et ambassadeur bis en 1903.   

Julien Viaud, marin, dessinateur, chroniqueur, ethnologue….

Julien Viaud était un officier de marine assez singulier. Un peu réticent à l’autorité au début, comme beaucoup de jeunes, il s’était fait à la discipline militaire et sa conduite à bord était exemplaire. En escale en revanche, il ne  représentait la France que par le travers sympathique consistant à s’intéresser à la population, au point de se déguiser pour mieux se fondre dans la foule.

Ses qualités avaient fait merveille notamment avec la Flore à l’Île de Pâques. Il avait vite sympathisé avec les locaux, dessiné et écrit pour le compte de sa mission et pour ceux de l’Illustration et du Monde Illustré, assurant ainsi des rentrées d’argent pour sa famille. Ayant en outre  engagé un peu de troc pour le compte de l’amiral de Lapelin, il était à l’abri des réprimandes. Mais qu’en serait-il dans des missions plus exposées sur le plan politique, en Turquie par exemple ?    

Le dernier des romantiques 

Stamboul1

Cliché réalisé par Pierre Loti. « Les Orients de Pierre Loti », textes de Bruno Vercier-Centre des monuments nationaux/Monum, éditions du patrimoine, Paris.

L’Orient exerçait depuis longtemps une forte attraction sur les Romantiques français et au dix-neuvième siècle, nombre d’entre eux avaient entrepris le voyage, souvent de l’Egypte vers la Turquie et la Grèce. Constantinople était une étape essentielle, mais tous ne manifestèrent pas le même intérêt pour la ville. Parmi ceux qui ont beaucoup écrit, on peut citer Gautier, en véritable chroniqueur, Lamartine, que Julien avait lu à la Limoise : « ces sites champêtres (le parc du vieux sérail) sont entourés des 3 côtés par la mer, et dominés du quatrième côté par les coupoles de nombreuses mosquées, et par un océan de maisons et de rues qui forment la véritable Constantinople ou la ville de Stamboul ». Nerval, aussi tourmenté que Loti, négligeait les monuments pour creuser sa vision poétique de l’homme : « La foi religieuse est si forte dans ce pays, qu’après les pleurs versés au moment de la séparation, personne ne songe plus qu’au bonheur dont les défunts doivent jouir au pays de Mahomet »… Notre bel officier était aussi sensible que ces grands poètes : « Sur les autres faces, il y a des berceaux de vigne, des petits cafés, des petites boutiques de barbiers et de marchands de babouches ; tout cela très vieux et très oriental »…..« Et au fond de ce golfe enclavé dans une ville, tout au fond, sous les vieux cyprès et les vieux platanes, le saint faubourg d’Eyoup, cœur de l’islam en Europe, enfoui dans une sorte de bocage funèbre, confinant aux grands cimetières et entouré de tombes, va s’endormir dans un effrayant silence, qu’interrompra seulement de temps à autre quelque psalmodie sortie d’une mosquée ». Il appréciait aussi particulièrement la fierté des Turcs : « Les Turcs du peuple se font bateliers, ou manœuvres, ou portefaix, mais ne se plient point au métier servile d’exploiteurs d’étrangers. »

Des noces avec l’Orient (1876)

A 26 ans, Julien avait déjà beaucoup navigué, mais de l’Empire ottoman, il n’avait qu’une vague idée. Cette fois, son bateau, la Couronne, entrait le 16 mai dans le port de Salonique, avec une mission délicate- on se reportera sur ce même site à « Salonique, ville lotienne »,- et l’équipage fut confiné quelques jours afin d’éviter les incidents avec la population. Dès qu’il fut possible de débarquer, Julien s’aventura dans les rues et le hasard voulut qu’une jeune femme, la dernière des 4 épouses d’un riche commerçant trop souvent absent, le fixât avec insistance…. Il aurait probablement eu ce genre d’aventure un jour ou l’autre, mais il était difficile de faire plus rapide. Julien et Hatidjé surtout  risquaient leur vie dans cette affaire, mais rien de grave ne se produisit pendant deux mois. A ce moment, Julien fut appelé à aller renforcer l’équipe de l’aviso Gladiateur, stationnaire de l’ambassade de France à Constantinople, ce qui n’était pas gênant, puisque le petit harem d’Abbedin-Effendi devait lui aussi regagner la capitale vers la fin de l’année.

Cliché réalisé par Pierre Loti. « Les Orients de Pierre Loti », textes de Bruno Vercier-Centre des monuments nationaux/Monum, éditions du patrimoine, Paris.

Le service sur le stationnaire était léger et Julien put louer une maison à Péra, face à la Corne d’or. Il visita ainsi Stamboul et le faubourg d’Eyüp, de l’autre côté de la Corne d’or et vécut comme un Turc oisif entre cafés et narghilés, fréquentant de modestes échoppes sur les places des mosquées. En prévision du retour d’Hakidjé en décembre, il décida ensuite de s’installer à Eyüp au cœur de la population turque.

Encore deux mois de bonheur et l’ordre redouté de retour en France arriva au mois de mars 1877. Quelques velléités de démission, mais le lien avec sa mère et avec ses racines était le plus fort et Julien se résoudra à rentrer, après avoir mis au point les échanges de correspondance et fait la promesse de revenir. Encore aurait-il fallu que la Marine fût d’accord !

Dans le premier roman de Julien, où Hatidjé devient Aziyadé, un Loti va oser ce qui a fait reculer Julien, mais il s’agit d’un Loti fictif et anglais : cet officier britannique, qui porte le petit nom encore confidentiel donné à Julien par les vahinés de Tahiti, va entrer au service de la Turquie par amour pour sa belle et en mourir. Julien en revanche va connaître une sévère déprime, mais il aimait la vie à sa manière un peu compliquée, et il mourut dans son lit, bien des décennies après.

A la recherche du « Fantôme d’orient » (1887)

De retour en France, Julien tentera de trouver une autre mission à Constantinople, mais il n’avait pas beaucoup d’amis à l’État-Major. Le courrier de Turquie s’interrompit par ailleurs assez vite et la mélancolie s’installa. En revanche, il eut un peu de temps pour écrire Le Mariage de Loti et Le Roman d’un spahi, qui eurent plus de succès qu’Aziyadé, puis, quelques années plus tard, ses romans bretons. Bientôt, l’Académie française (élection en 1891) se profila à l’horizon. Quant à sa carrière d’officier de Marine, elle sera marquée par des missions au long cours, qui lui feront notamment connaître le Japon, mais oublier un peu Stamboul.

Ce n’est qu’en 1887 qu’il aura l’occasion d’aller vérifier sur place les mauvaises nouvelles qu’il pressentait, après un voyage privé en Roumanie, où allait naître une belle amitié avec la reine Elisabeth, également consœur en écriture sous le pseudonyme de Carmen Sylva.

Stamboul-cimetière

Cliché réalisé par Pierre Loti. « Les Orients de Pierre Loti », textes de Bruno Vercier-Centre des monuments nationaux/Monum, éditions du patrimoine, Paris.

Loti n’avait prévu que 3 jours pour ses recherches à Constantinople, bien aléatoires pour retrouver des témoins dans une aussi grande ville. C’est d’ailleurs ce qui va rendre l’histoire palpitante et incroyablement romanesque, au point que le petit livre Fantôme d’Orient, paru en 1892, qui relatera la recherche de deux tombes dans les immenses cimetières autour de Stamboul, est considéré par certaines critiques comme son chef d’œuvre.

Le pèlerinage sur la tombe d’Hatidjé (et sur une autre tombe, celle de son serviteur Mehmed), exhalant l’amour et les remords, sera à la base des visites futures de Loti, mais il trouvera aussi sur les bords du Bosphore de quoi satisfaire son éclectisme, avec l’ambiance turco-musulmane si apaisante de Stamboul, mais aussi l’amitié du Sultan, accroché lui aussi au glorieux passé, et enfin les belles bourgeoises des caïques et les yalis.

Premier pèlerinage (1890)

Désormais, Loti est condamné à des déplacements en partie officiels. Celui-ci commence comme il se doit à l’Ambassade de France. Il loge à l’hôtel d’Angleterre, à Péra. Il peut quand même honorer ses morts et retrouver quelques lieux chéris de Stamboul.

Le lendemain, visite chez le grand Vizir, en attendant le sultan que Loti a vu sacrer il y a 14 ans, et qui se terre dans son nouveau palais de Yildiz. Quelques rendez-vous galants, mais il ne peut refuser une visite privée du vieux sérail.

Stamboul, capitale de l’Orient islamique

Stamboul-mosquée

Cliché réalisé par Pierre Loti. « Les Orients de Pierre Loti », textes de Bruno Vercier-Centre des monuments nationaux/Monum, éditions du patrimoine, Paris.

Loti se disait à moitié arabe ou bédouin aux trois quarts, mais on peut remarquer plus prosaïquement que les traumatismes issus de son enfance (mélancolie, cyclothymie, peur de la mort…) trouvaient dans le fatalisme oriental un remède naturel :

« Un charme dont je ne me dépendrai jamais m’a été jeté par l’islam, au temps où j’habitais la rive du Bosphore, et je subis de mille manières ce charme-là. »

« Qui me rendra ma vie d’Orient, ma vie libre et en plein air, mes longues promenades sans but, et le tapage de Stamboul…Partir le matin de l’Atméîdan,  pour aboutir la nuit à Eyoub; faire, un chapelet à la main, la tournée des mosquées ; s’arrêter à tous les cafedjis, aux turbés, aux mausolées, aux bains et sur les places ; boire le café de Turquie dans les minuscules tasses bleues à pieds de cuivre, s’asseoir au soleil et s’étourdir doucement à la fumée d’un narguilhé ; causer avec les derviches et les passants, être soi-même une partie de ce tableau plein de mouvement et de lumière »…..

« Tout cela très vieux et très oriental, nullement dérangé et pouvant aussi bien être à Ispahan ou à Bagdad ».

« Ces simples et ces sages d’ici, qui attendent que le muezzin chante là-haut dans l’air, pour aller plein de confiance s’agenouiller devant l’inconnaissable Allah, et qui plus est, l’âme rassurée, mourront comme on part pour un beau voyage… »

Loti aurait pu se convertir à l’islam du vivant d’Hatidjé, mais sa mère ne l’aurait pas supporté. Désormais, il choisit de partir à la recherche de sa foi chrétienne, en entreprenant un voyage théâtral vers les lieux saints. Ce sera un échec cruel, notamment à Jérusalem, où le calme de l’esplanade des mosquées contraste avec le tapage des touristes chrétiens. Ce fut pour lui le moment d’arrêter un compromis avec sa tentation islamique: « Tout ce silencieux Haram-ech-Chérif, avec sa mélancolie et sa magnificence, est bien le lieu de rêve qui n’émeut pas, qui n’attendrit pas, mais qui seulement calme et enchante. Et pour moi, il est le refuge qui convient le mieux aujourd’hui, de même que cet Islam vers lequel j’avais incliné jadis pourrait, compris d’une certaine manière, devenir plus tard la forme religieuse extérieure, toute d’imagination et d’art, dans lequel s’envelopperait mon incroyance. » 

Stamboul après Jérusalem (1894)

Au terme de son périple en Terre sainte, Loti va repasser à Stamboul avec Léo Thémèze qui l’avait accompagné durant le voyage et il va l’amener sur les tombes d’Hatidjé et de Mehmed, ainsi que dans ses lieux de prédilection. Le temps passe et les derniers témoins de l’époque héroïque ont disparu, car la vie des petites gens à Stamboul n’était pas bien longue. En fin de séjour, l’ambassadeur de France Paul Cambon l’emmènera à Brousse visiter la mosquée verte.

Un écrivain célèbre et de jeunes femmes désenchantées (1903)

La relation de la France avec Abdulhamid II était chaotique. Paris disposait d’un  ambassadeur expérimenté, Ernest Constans, mais il fut décidé d’ajouter une autre carte, avec un écrivain fantasque mais apprécié du sultan, qui commandera le Vautour, stationnaire de l’ambassade, pendant 18 mois.

Loti sera donc basé sur le Bosphore et, mis à part deux sorties périlleuses en plein hiver au-delà des Dardanelles, il y mènera une vie mondaine, sur fond de politique.

Ses responsabilités et sa célébrité ne l’empêcheront pas de s’accorder quelques sorties incognito à Stamboul, par exemple à Pâques : « deux journées passées en flâneries d’Orient à Stamboul …devant cette mosquée de Sultan-Fatih où jadis, avec mon pauvre Mehmed, au petit café turc, nous avions vu sortir ce prêtre exalté, qui prétendait voir Allah. J’ai repris le fez et le chapelet à la main…. »

Desenchantées

Loti et deux des « Desenchantées » à Constantinople en 1904. Anonyme.

C’est alors qu’intervint cette rencontre improbable avec 3 jeunes femmes turques voilées, qui l’avaient organisée, à leurs risques et périls. C’était en réalité une supercherie ; l’ainée, la meneuse, était une journaliste française. Les  deux sœurs pour leur part étaient turques, mais leur grand-père était né Hyacinthe Ulysse Blanchet, marquis de Chateauneuf. Elles cherchaient initialement à donner du piquant à une existence monotone. Cependant, Loti se prit au jeu et trouva dans l’affaire un thème de roman qu’il n’aurait sans doute pas imaginé, d’autant que la journaliste annonça son suicide pour retrouver sa liberté, et que les deux sœurs s’évadèrent bientôt, en toute réalité cette fois, vers la France….Loti fut donc poussé à revêtir un habit progressiste qui n’était pas vraiment le sien. Cependant, ses relations avec la Turquie n’en furent pas sensiblement affectées, sans doute parce que son roman allait dans le sens de l’histoire !

Autre entorse aux allures de blasphème, la stèle de la tombe d’Hatidjé ramenée à Rochefort, pour devenir la pièce centrale de sa « maison des ailleurs ». Heureusement, Abdulhamid et sa police avaient d’autres soucis.      

Nostalgie, nostalgie (1910)Loti-Osterog

Le 14 janvier, jour de son anniversaire, a toujours été pour Loti un jour de tristesse et d’angoisse. Que dire du jour de sa retraite ?! Il a prévu de se rendre très vite à Constantinople, ce qu’il fera en été, avec son fils Samuel, invité d’abord par la comtesse Ostrorog sur la rive du Bosphore. Il loue ensuite une maison au cœur de Stamboul, séjour enchanteur, mais qui sera interrompu par la fièvre. Il devra donc séjourner à l’hôpital français, déjà fréquenté lors d’un autre voyage, puis dans la maison de campagne du consul de France. Sans surprise, c’est la nostalgie qui domine : « Oh la mélancolie suprême de revenir seul à la tombée du jour, dans ce silence et cet ombre »… « Je regarde finir l’été, finir l’Orient et finir ma vie; c’est le déclin de tout ».

Adieu l’orient ! (1913)

La période est tragique, pour Rochefort (l’arsenal) et pour Stamboul, les Turcs ayant perdu la première guerre balkanique et plusieurs territoires. Le voyage prévu par Loti reste incertain, mais la seconde guerre balkanique va permettre à la Turquie de conserver Andrinople et la situation se stabilise un peu. Les « Jeunes-Turcs » au pouvoir ne sont pas des amis, mais Loti reçoit à son arrivée un accueil chaleureux de la population. Il va à nouveau être hébergé par la comtesse Ostrorog, avant de d’installer à Stamboul, dans des conditions moins agréables qu’en 1910. Il n’exclut pas de revenir une dernière fois, mais l’embrasement de l’Europe qui s’annonce ne le permettra pas. Pire, les Jeunes-Turcs livreront leur pays à l’Allemagne, malgré quelques tentatives trop tardives auxquelles Loti aura prêté son concours.  

Patrice Morel