Reynaldo Hahn : L’île du rêve et les amours exotiques de Pierre Loti

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Reynaldo Hahn (1874-1947) L’île du rêve, idylle polynésienne en trois actes. Hélène Guilmette (Mahénu), Cyrille Dubois (Georges de Kerven, dit Loti), Anaïk Morel (Oréna), Artavazd Sargsyan (Tsen-Lee, 1er officier), Ludivine Gombert (Téria, Faïmana), Thomas Dolié (Taïrapa, Henri, 2e officier), Chœur du Concert spirituel, Münchner Rundfunkorchester, direction Hervé Niquet. 2020. Livret en français et en anglais. Texte complet de l’opéra avec traduction anglaise. 60.39. Un livre/CD Palazzetto Bru Zane BZ 1042.

En 1891, à l’âge de 17 ans, Reynaldo Hahn entame l’écriture de L’île de rêve, une commande de l’Opéra-Comique à l’instigation de Jules Massenet, son maître. Né à Caracas en 1874 d’une mère vénézuélienne d’origine basque et d’un père allemand d’origine juive, le jeune Reynaldo a vu sa famille émigrer à Paris dès 1878, en raison des déboires politiques de son père. Devenu l’élève d’Albert Lavignac, auteur futur du Voyage artistique à Bayreuth, et de Massenet au Conservatoire de Paris, il compose en 1890 une musique de scène pour une œuvre d’Alphonse Daudet et fréquente déjà les salons parisiens. On sait qu’en 1894, Hahn deviendra l’amant de Proust pour deux ans ; une amitié solide succédera à cette relation. En 1891 donc, dix bonnes années avant Madame Butterfly de Puccini, Hahn se laisse tenter par un livret exotique de Georges Hartmann et André Alexandre d’après Le Mariage de Loti. Ces deux auteurs écriront aussi le texte pour l’opéra d’André Messager, créé en 1893, Madame Chrysanthème, d’après un autre roman de Loti.

Pierre Loti (1850-1923), de son vrai nom Louis-Marie-Julien Viaud, devient officier de marine. En 1872, il fait escale à Tahiti où une reine locale va lui donner le surnom d’une fleur tropicale, le loti, un laurier-rose. C’est le nom que Viaud adoptera désormais en littérature. Lors de son séjour tahitien, il écrit Le mariage de Loti, paru d’abord en 1880 sous le titre de Rarahu, puis deux ans plus tard, sous son titre définitif, un ouvrage qui relate de brèves amours que le romancier a lui-même vécues, amours malheureuses et vouées à l’échec en raison de leur contexte occasionnel. Sur cette trame, Reynaldo Hahn compose un opéra miniature d’une durée de soixante minutes, qui est créé en 1898 à l’Opéra-Comique, sous la direction d’André Messager. C’est presque un échec : si la première est un succès, la presse musicale n’est pas élogieuse et L’île de rêve disparaît de l’affiche après neuf représentations. Elle ne sera plus jouée avant 1940 à Cannes, avant d’être reprise en 2016 à Rochefort, ville natale de Loti, et à Paris. Le présent enregistrement a été effectué au Prinzregententheater de Munich, les 24 et 26 janvier 2020, avec l’infatigable Hervé Niquet à la direction. Il s’agit d’une première gravure mondiale.

Le Palazzetto Bru Zane ajoute ainsi un vingt-sixième opéra français à sa collection de livres-disques dont la présentation est toujours aussi soignée, avec un abondant appareil documentaire des plus intéressants : un texte de Vincent Giroud qui situe les œuvres de Loti et de Hahn dans leur contexte, des extraits de la presse du temps, dont un entretien avec Hahn, ainsi qu’un échange de lettres de plusieurs années entre le compositeur et son ami pianiste Edouard Risler (1879-1923). On peut notamment y lire les doutes et les difficultés que le jeune homme rencontre face à l’élaboration musicale de sa partition. Comme toujours, le Palazzetto propose un indispensable et irréprochable travail éditorial. L’objet CD/livre est élégant, comme toujours, et est enrichi de quelques illustrations bienvenues.  

Les trois actes de L’île de rêve, en vers rimés irréguliers, proposent l’intrigue suivante : la jeune tahitienne Mahénu est présentée à l’officier Kerven/Loti par la princesse Oréna. Le marin est baptisé par des jeunes filles et nommé « loti » ; une idylle naît entre Mahénu et lui. Au cours du second acte, Loti révèle la mort de son frère Rouéri, qui l’a précédé à Tahiti, à Téria, son épouse de l’année précédente. Téria sombre dans le désespoir. Ce qui n’empêche pas Mahénu et Kerven de se complaire dans leur bonheur et de recevoir la bénédiction du père de la jeune femme. Arrive le moment où les marins français doivent quitter l’île, annonce faite au cours d’un bal. Au troisième acte, Mahénu, désespérée, se laisse presque convaincre d’épouser Kerven et de l’accompagner. Mais la princesse Oréna l’en empêche en lui rappelant qu’elle doit demeurer auprès de son père. Dans le livre de Loti, Kerven apprendra plus tard que Mahénu est morte de chagrin après son départ, option romanesque qui n’a pas été retenue par les librettistes pour cette idylle polynésienne. Sur cette trame, Hahn a construit une charmante et agréable partition, qui subit un peu l’influence de son maître, Jule Massenet, mais reflète aussi son admiration pour Fauré et contient même des accents pré-debussystes. A travers une orchestration raffinée (une caractéristique fondamentale chez Reynaldo Hahn), on découvre une œuvre dont la composante dramatique n’est pas tragique, mais plutôt inscrite dans un contexte de nostalgie, avec des moments émouvants, dans un climat tout en nuances et en délicatesse. Cette belle découverte lyrique est aussi construite sur une poésie musicale où la transparence donne la main aux couleurs légères et opalines.

La partition, proche de l’analyse de mœurs sur fond d’impossibilité de concilier les cultures, est bien servie par un plateau vocal concerné. Hélène Guilmette est une touchante Mahénu, à la fois délicieuse dans sa passion brûlante, lumineuse dans le charme de ses aigus, et douloureusement résignée face à la séparation. Elle donne de la crédibilité à ce personnage de jeune fille. Son air dans le prélude du troisième acte, Tihi ‘ura teie, soutenu par les chœurs (impeccables du début à la fin), est radieux. Face à elle, Cyrille Dubois est un Kerven convaincant, jeune officier plein de fougue et de verve, à la fois distingué et séducteur, avec une audace vocale assumée. Les deux héros bénéficient d’une élocution claire que l’on savoure tout particulièrement dans le duo qui clôture le premier acte : Enfant, demeure et Restons encore, les paupières mi-closes. Anaïk Morel est une princesse Oréna noblement compréhensive face à l’amour qui unit les jeunes gens, mais lucide au moment de la décision finale. Les autres chanteurs se partagent plusieurs rôles : Artavazd Sargsyan campe à la fois le caractère ridicule d’un prétendant chinois retors et vénal et un officier ; Ludivine Gombert joue à merveille le désespoir de Téria. Quant à Thomas Dolié, il est idéal en père de Mahénu qui accorde sa bénédiction aux jeunes amants lors du deuxième acte, et dans deux autres rôles secondaires. Tout cela atteste d’un travail soigné et équilibré.

Pour mener à bien cette œuvre dont la courte durée, tout juste une heure, passe comme un rêve que l’on imagine pouvoir vivre soi-même sur une île enchantée, Hervé Niquet est tout en nuances et en subtilité pour ne pas donner à la partition le poids tragique qu’elle ne possède pas. Avec l’intelligence qui est la sienne, ce chef éclectique souligne au contraire la douleur sous-jacente et en demi-teinte qui traverse cette musique séduisante. Cette première discographique est un jalon nécessaire pour une meilleure connaissance de l’opéra français et pour compléter le portrait d’un compositeur attachant et de qualité. 

Note globale : 10

Jean Lacroix