Au XIXe siècle, les plus grands artistes européens sont partis chercher l’inspiration au levant, et notamment en Turquie. Ils en ont souvent rapporté une image tronquée et fantasmée.
«Oh Stamboul ! De tous les noms qui m’enchantent encore, c’est toujours celui-là le plus magique. [...] Et ces rues, ces places, ces banlieues de Constantinople, il me semble qu’elles sont un peu à moi, comme aussi je leur appartiens.» Quelques années après avoir publié Aziyadé (1879), récit de sa passion pour une jeune beauté cloîtrée dans un harem, Pierre Loti voudrait faire durer le sortilège. Mais pour l’écrivain au long cours, l’enchantement provoqué par cette «ville unique au monde» a déjà cédé la place à la mélancolie. Il déplore que la modernité et le tourisme défigurent «sa» Turquie. Le siècle d’or de l’orientalisme s’achève sur une désillusion.
Ce mouvement avait commencé au début du XVIIIe siècle par une révolution. En 1821, les Grecs, soutenus par les grandes puissances (France, Royaume-Uni, Russie), arrachaient leur indépendance à l’Empire ottoman. La région se trouvait soudain sous les feux de l’actualité, déportant du même coup le regard de l’intelligentsia romantique vers l’est. Des peintres et des écrivains se ruèrent dès lors en quête de nouvelles muses vers cet horizon qui, depuis les croisades, fascinait autant qu’il inquiétait. Le terme «orientalisme» apparut une dizaine d’années plus tard, vers 1830, pour désigner d’abord l’étude des langues et des civilisations orientales puis, très vite, le «goût des choses de l’Orient». Et cette soudaine passion exotique, nourrie de mythes, créa un large répertoire d’images et de mots, de formes, de couleurs et de thèmes nouveaux où les artistes vinrent s’approvisionner. Par précaution, ces derniers intégrèrent alors les missions officielles, scientifiques, militaires, commerciales ou diplomatiques. Puis le voyage devint moins périlleux. Et dès les années 1840, un embryon de tourisme organisé vit même le jour. En 1861, le premier Joanne (l’ancêtre des Guides Bleus) consacré à l’Orient paraissait. Les hôtels remplacèrent peu à peu les caravansérails. L’ouverture du canal de Suez et le développement des liaisons maritimes et ferroviaires stimulèrent encore les déplacements.
Certains préférèrent les voyages orientaux artificiels, offerts ici par les stupéfiants de là-bas. Ainsi, Charles Baudelaire, membre assidu du «Club des haschischins», des fumeurs de haschisch parisiens, donna à ses Fleurs du mal les parfums et les couleurs de cette projection fantasmagorique. La femme y tenait souvent le premier rôle. Comme chez Nerval qui, le cœur brisé, était allé la chercher en Orient, emportant avec lui ses fantasmes d’Antiquité mystique. Son Voyage en Orient (1851) déploie la vision intérieure d’un périple effectué dix ans plus tôt. Durant son long séjour – Le Caire, Beyrouth et Constantinople – le poète avait adopté le costume et les mœurs locaux, et rêvé d’épouser une fille du pays. Hélas, le rêve ne résista pas à l’épreuve du réel et il regagna, déçu et amer, le Vieux Continent. Dix ans plus tard, son ami Théophile Gautier embarqua à son tour pour Constantinople, le regard plus ouvert. Le «sultan de l’épithète», comme le surnommaient les frères Goncourt, avait pourtant érigé de loin l’Orient en conservatoire d’un art éternel et primitif. Il avait aussi été l’un des premiers à forger le mythe de la femme orientale, fatale bien entendu, à la beauté dangereusement irrésistible. Pour La Presse, il s’était fait journaliste, composant de somptueux tableaux. Vêtu du costume oriental, qui lui donnait «un air de mamamouchi très respectable», il arpentait, émerveillé, les marchés et les bazars, fréquentait les cafés et s’aventurait jusque sur la rive asiatique, dans le dédale de l’«Istanbul miséreux et délaissé», rarement visité des touristes. Il lui semblait d’ailleurs, à regret, que la société turque se transformait, s’occidentalisait, perdant ainsi sa pureté.
Sur la toile aussi, l’orientalisme brilla de mille feux. Les plus grands pinceaux du siècle s’y frottèrent. D’Ingres à Matisse, des génies de style très divers allaient tenter de donner à voir l’insaisissable, oscillant, eux aussi, entre fantasme romantique et étude ethnographique. Au XVIIIe siècle, déjà, des pionniers étaient venus puiser dans la Corne d’or un nouveau répertoire de formes et de sujets. Pendant que des artistes sédentaires se faisaient une réputation en brodant des «turqueries» d’atelier, ceux-là se risquaient à aller les saisir sur place. La plupart tombèrent dans l’oubli. Pas le Valenciennois Jean-Baptiste van Mour qui partit en 1699 avec le nouvel ambassadeur à Constantinople, et y mourut en 1737. Ce «peintre ordinaire du Roy au Levant» a laissé des scènes détaillées sur la vie à la cour du sultan pendant l’ère des Tulipes (1718-1730).
Les peintres orientalistes du XIXe siècle ne voyagèrent pas tous. Beaucoup imaginèrent scènes et paysages depuis leur atelier. Pour s’approvisionner en couleurs locales, ils frappèrent chez Jules-Robert Auguste, qui avait rapporté d’un long périple autour de la Méditerranée une large collection de costumes et d’objets qu’il prêtait volontiers à ses confrères. Le jeune Eugène Delacroix emprunta à cette caverne d’Ali Baba de quoi enrichir en détails ses premières œuvres, comme sa fameuse toile intitulée La Mort de Sardanapale (1827).
Mélangeant allégrement lieux et époques, la première génération fixa traits et thèmes privilégiés. Ingres transposa les canons du classicisme dans la quiétude colorée de l’imaginaire oriental. Ses scènes de harem s’inspirèrent des lettres de Lady Mary Wortley Montagu, épouse d’un ambassadeur anglais à Istanbul qui avait pu visiter des lieux interdits aux hommes. Mais de La Grande Odalisque (1814) au Bain turc (1862), les tableaux d’Ingres reflétaient avant tout le désir masculin. Et cette représentation sensuelle réduisait l’Orientale à un fantasme. Un filon qui devait enrichir de nombreux artistes. Comme Jean-Léon Gérôme, que de brèves excursions en Turquie et en Egypte avaient marqué durablement. Celui-ci profita de l’engouement pour les odalisques. Le meilleur de sa production, Le Prisonnier et le Boucher turc (1861), Promenade du harem (1869) ou encore La Prière à la mosquée (1871), lui fut inspiré par le courant orientaliste. Des étudiants venus de toute l’Europe affluèrent à ses cours aux Beaux-Arts de Paris.
Dans un premier temps, aux peintres comme aux écrivains, l’Orient importa plus par ce qu’il évoquait que par ce qu’il était. Il était une pure projection de l’esprit. En 1830, la conquête de l’Algérie, alors sous domination ottomane, permit, par sa proximité, à une nouvelle génération de découvrir à son tour l’Orient. A la représentation d’un «ailleurs» fantasmé succédèrent alors l’observation et le travail «sur motif». Mais ces artistes trimballaient aussi avec eux une «vision» préexistante, qui déterminait leur perception. Ils débarquèrent les valises pleines de songes et d’attentes – comme Delacroix, imprégné des Contes turcs de Byron, qui crut voir au Maghreb «l’Antiquité retrouvée» – avant de les remplir au retour de notes et de croquis, mais aussi de costumes et d’objets. Bijoux, robes, manteaux, babouches, turbans, tapis… ces «sentinelles de l’imaginaire » comme les désigne l’historienne de l’art Christine Peltre (Orientalisme, éd. Terrail, 2004) rappelleront lieux et atmosphères, garantissant l’authenticité du détail. Delacroix, qui craignait de ne rapporter «qu’une ombre» de son séjour, garda surtout en mémoire une lumière inédite.
D’autres peintres firent durer le voyage. Parallèlement aux fictions exotiques qui séduisaient le grand public, un autre regard se développa, farouchement réaliste. Adrien Dauzats, Bordelais qui sillonna à partir de 1828 le Proche-Orient et l’Egypte, adoptant le vêtement local pour se «mahométaniser», fut l’un des premiers à chercher l’objectivité. Comme Etienne Dinet, arpenteur de l’Algérie, qui devint Nasr ad Din après s’être converti à l’islam. Ainsi apparut peu à peu le paysage, notamment le désert du Sahara. L’Orient artistique était désormais nord-africain. L’Asie Mineure, trop exposée aux vents de la modernité, fit, elle, de moins en moins rêver : «Il n’y a plus d’Orient pour les poètes. Chateaubriand et Byron sont les derniers qui l’auront vu. Plus d’Orient pour les peintres. La terre est restée, le ciel n’a pas changé, mais les mœurs, les costumes ont disparu», déplorait déjà la revue L’Artiste en 1836. Un monde qu’on voulait figé pour l’éternité se transformait à vue d’œil, rétrécissait, s’uniformisait. L’exotisme se fit donc extrême, lorgnant vers le Japon encore préservé. Les visiteurs de l’Exposition universelle de 1867, à Paris, reçurent tout de même leur content d’arabesques, mais l’Europe absorbait maintenant en quantité industrielle les produits et les images d’un ailleurs de moins en moins étranger.
Le voyage en Occident devint une mode des intellectuels turcs. Dépêché par le sultan au 8e Congrès des Orientalistes, en 1889, l’écrivain Ahmet Mithat Efendi découvrit l’Europe avec les yeux d’un réformateur. Cet «occidentaliste » déclaré admira «la galerie des Machines» de l’Exposition universelle parisienne. Beaucoup moins la «Rue du Caire» librement reconstituée, avec ses ânes, ses narguilés et ses danseuses du ventre. Ahmet Riza Bey, homme politique turc exilé à Paris et futur président du Parlement ottoman, déplorait également cette représentation : «La peinture – la caricature devrais-je dire – qu’ils ont faite de la femme turque est quelquefois si fantastique qu’un Turc en la lisant se croit dans un tout autre pays que la Turquie.» A l’époque kémaliste, certains reprirent pourtant les clichés orientalistes pour souligner la rupture avec l’ancien temps.
➤ Article paru dans le magazine GEO Histoire sur la Turquie (n°42, novembre – décembre 2018).
Et pour en savoir plus :
Pierre Loti , a été fasciné par l’Orient, comme tous les écrivains et artistes cités dans cet article. Toute son œuvre reflète l’Orient – dans ses romans comme dans ses dessins – à l’image des pays qu’il a visités. De nombreux articles et ouvrages en témoignent. Et, comme tous ces écrivains l’ont fait, Pierre Loti a rapporté de ses périples et de ses séjours dans ces pays une imposante collection d’objets divers (bijoux, tapis, babouches, costumes traditionnels, armes…) dont il a entièrement décoré sa maison de Rochefort .
* Pour connaître l’histoire de cette “Maison enchantée “ , et pour la visiter, il suffit de cliquer sur le lien –> http://pierreloti.eu/?cat=117”
Nous vous recommandons également :
* De lire (ou de relire) l’ouvrage - “Pierre Loti, les fantômes d’Orient”( collectif d’auteurs- 2016 – Paris-Musées Editions)
* De lire (ou de relire) plusieurs des articles qui ont été publiés sur ce thème dans le Bulletin de l’AIAPL, notamment :
- “Sur les pas de Pierre Loti en Algérie’’ – de Diane Decarreau “(Bulletin N° 29 – Décembre 2013 – pp.2-9)
- “La fin de l’Orient, la fin de Loti “ de Patrice Morel (Bulletin N° 33 –décembre 2015 –pp. 5-10)
* Et aux étudiants et chercheurs particulièrement intéressés , nous recommandons la lecture de la thèse de doctorat de Eiji HIMAZAKI ”Figuration de l’Orient à travers les romans de Pierre Loti et le discours colonial de son époque – Turquie, Inde, Japon” (soutenue le 7 juin 2012 à l’Université Paris Est-Créteil) .
Le texte complet en est accessible gratuitement en ligne en cliquant sur le lien –> https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00856964/document
N.B. : Un bulletin hors série de l’AIAPL sur “Les travaux universitaires consacrés à Pierre Loti” (bibliographie inédite de 1862 à nos jours – établie par Alain Quella-Villéger) , ainsi que les bulletins N°29 et N° 33 peuvent être commandés en vous rendant A la rubrique « nous contacter », « écrire à l’attention du secrétariat général ».
Cliquez sur « articles précédents » situés tout en bas de cette page pour consulter toutes les actualités