PIERRE LOTI : LE MUR D’EN FACE

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Pierre Loti-le mur d'en face

 ÉTRANGETÉS, RÊVES ET CAUCHEMARS LITTÉRAIRES. CHIMÈRES ET HANTISES.

 

PIERRE LOTI : LE MUR D’EN FACE

 

Pierre Loti-le mur d'en face-

Tout au fond d’une cour, elles habitaient un modeste petit logis, la mère, la fille, et une parente maternelle déjà bien âgée (leur tante et grand-tante) qu’elles venaient de recueillir.

La fille était encore très jeune, dans l’éphémère fraîcheur de ses dix-huit ans, lorsqu’elles avaient dû, après des revers de fortune, s’enfermer là, au recoin le plus retiré de leur maison familiale. Le reste de la chère demeure, tout le côté vivant qui regardait la rue, il avait fallu le louer à des étrangers profanateurs, qui y changeaient les aspects des anciennes choses et y détruisaient les souvenirs.

Une vente judiciaire les avait dépouillées des meubles plus luxueux d’autrefois, et elles avaient arrangé leur nouveau petit salon de recluses avec des objets un peu disparates : reliques des aïeules, vieilleries exhumées des greniers, des réserves de la maison. Mais tout de suite elles l’avaient aimé, ce salon si humble, qui devait maintenant, pendant des années, les réunir toutes trois auprès d’un même feu et d’une même lampe, aux veillées des hivers. On s’y trouvait bien ; il avait un air familial et intime. On s’y sentait un peu cloîtré, c’est vrai, mais sans tristesse, car les fenêtres, garnies de simples rideaux de mousseline, donnaient sur une cour ensoleillée dont les murs très bas étaient garnis de chèvre-feuilles et de roses.

Et déjà elles oubliaient le confort, le luxe d’autrefois, heureuses de leur salon modeste, quand un jour une communication leur fut faite, qui les laissa dans la consternation morne : le voisin allait élever de deux étages son logis ; un mur allait monter là, devant leurs fenêtres, enlever l’air, cacher le soleil… Et aucun moyen, hélas ! de conjurer ce malheur, plus intimement cruel à leurs âmes que tous les précédents désastres de fortune.

Acheter cette maison du voisin, ce qui eût été facile au temps de leur aisance passée, il n’y fallait plus songer ! Rien à faire, dans leur pauvreté, qu’à courber la tête.

Donc, les pierres commencèrent de surgir, assise par assise ; avec angoisse, elles les regardaient s’élever ; un silence de deuil régnait entre elles, dans le petit salon, de jour en jour attristé, à mesure que montait cette chose obscurcissante. Et dire que cette chose-là, toujours plus haute, remplacerait bientôt le fond de ciel bleu ou de nuages d’or sur lequel se détachait jadis le mur de leur cour avec sa chevelure de branches !…

En un mois, les maçons eurent achevé leur œuvre : c’était une surface lisse, en pierres de taille, qui fut peinte ensuite d’un blanc grisâtre, simulant presque un ciel crépusculaire de novembre, perpétuellement opaque, invariable et mort ; – et aux étés suivants, les rosiers, les arbustes de la cour reverdirent plus étiolés à son ombre.

Dans le salon, les chauds soleils de juin et de juillet pénétraient encore, mais plus tardifs le matin, plus vite enfuis le soir ; les crépuscules d’arrière-saison tombaient une heure plus tôt, amenant tout de suite les pénétrantes tristesses grises.

Et le temps, les mois, les saisons coulèrent.

Entre chien et loup, aux heures indécises des soirs, quand les trois femmes quittaient l’une après l’autre leur ouvrage de broderie ou de couture, avant d’allumer la lampe de veillée, la jeune fille – qui bientôt ne serait plus jeune – levait toujours les yeux vers ce mur, dressé là au lieu de son ciel de jadis ; souvent même, par une sorte de mélancolique enfantillage, qui constamment lui revenait comme une manie de prisonnière, elle s’amusait à regarder, d’une certaine place, les branches des rosiers, la tête des arbustes se détacher sur ce fond grisâtre des pierres peintes, et cherchait à se donner l’illusion que ce fond-là était un ciel, un ciel plus bas et plus proche que le vrai, – dans le genre de ceux qui, la nuit, pèsent sur les visions déformées des songes.

Elles avaient en espérance un héritage dont elles parlaient souvent autour de leur lampe et de leur table de travail, comme d’un rêve, comme d’un conte de fée, tant il semblait lointain.

Mais, quand on la tiendrait, cette succession d’Amérique, à n’importe quel prix on achèterait la maison du voisin, pour démolir toute la partie nouvelle, rétablir les choses comme au temps passé, et rendre à leur cour, rendre aux chers rosiers des murailles le soleil d’autrefois. Le jeter bas, ce mur, c’était devenu leur seul désir terrestre, leur continuelle obsession.

Et la vieille tante avait coutume alors de dire :

« Mes chères filles, Dieu permette que je vive assez longtemps, moi, pour voir ce beau jour !… »

Il tardait bien à venir, leur héritage.

Les pluies, à la longue, avaient tracé sur la surface lisse une sorte de zébrure noirâtre, triste, triste à voir, formant comme un V, ou comme la silhouette trouble d’un oiseau qui plane. Et la jeune fille contemplait cela longuement, tous les jours, tous les jours…

Une fois, à un printemps très chaud, qui, malgré l’ombre du mur, avait fait les roses plus hâtives que de coutume et plus épanouies, un jeune homme parut dans ce fond de cour, prit place pendant quelques soirs à la table des trois dames sans fortune. De passage dans la ville, il avait été recommandé par des amis communs, non sans arrière-pensée de mariage. Il était beau, avec un visage fier, bruni par les grands souffles marins…

Mais il le jugea trop chimérique, l’héritage ; il la trouva trop pauvre, la jeune fille, dont le teint commençait d’ailleurs à beaucoup pâlir faute de lumière.

Donc, il repartit sans retour, lui qui avait là, pour un temps, représenté le soleil, la force et la vie. Et celle qui déjà s’était cru sa fiancée reçut de ce départ un muet et intime sentiment de mort.

Et les années monotones continuèrent leur marche, comme les impassibles fleuves ; il en passa cinq ; il en passa dix, quinze et même vingt. La fraîcheur de la jeune fille sans dot peu à peu acheva de s’en aller, inutile et dédaignée ; la mère prit des cheveux blancs ; la vieille tante devint infirme, branlant la tête, octogénaire dans un fauteuil fané, éternellement assise à sa même place, près de la fenêtre obscurcie, son profil vénérable se découpant sur les feuillages de la cour, au-dessous de ce fond de muraille unie, où s’accentuait la marbrure noirâtre, en forme d’oiseau, tracée par les lentes gouttières.

En présence du mur, de l’inexorable mur, elles vieillirent toutes les trois. Et les rosiers, les arbustes vieillirent aussi, – de leur moins sinistre vieillesse de plantes, avec encore des airs de rajeunissement à chaque renouveau.

« Oh ! mes filles, mes pauvres filles, disait toujours la tante, de sa voix cassée qui ne finissait plus les phrases, pourvu que je vive assez longtemps, moi… »

Et sa main osseuse, avec un geste de menace, désignait l’oppressante chose de pierre.

Elle était morte depuis une dizaine de mois, laissant un vide affreux dans le petit salon des recluses, et on l’avait pleurée comme la plus chérie des grands-mères, quand l’héritage arriva enfin, très bouleversant, un jour où l’on n’y pensait plus.

La vieille fille, – quarante ans sonnés maintenant, – se retrouva toute jeune, dans sa joie d’entrer en possession de la fortune revenue.

On chasserait les locataires, bien entendu, on se réinstallerait comme avant ; mais de préférence, on se tiendrait à l’ordinaire dans le petit salon des temps de médiocrité : d’abord, il était maintenant rempli de souvenirs, et puis d’ailleurs, il redeviendrait d’une gaieté ensoleillée, dès qu’on aurait abattu ce mur emprisonnant, qui n’était plus aujourd’hui qu’un vain épouvantail, si facile à détruire à coups de louis d’or.

Elle eut enfin lieu, cette chute du mur, désirée depuis vingt mornes années. Elle eut lieu un avril, au moment des premiers souffles tièdes, des premières soirées longues. Très vite cela s’accomplit, au milieu d’un tapage de pierres qui tombaient, d’ouvriers qui chantaient, dans un nuage de plâtras et de vieille poussière.

Et, au déclin de la seconde journée, quand ce fut terminé, les ouvriers partis, le silence revenu, elles se retrouvèrent assises à leur table, la mère et la fille, étonnées d’y voir si clair, de n’avoir plus besoin de lampe pour commencer le repas du soir.

Comme en un étrange retour de temps antérieurs, elles regardaient les rosiers de leur cour s’étaler à nouveau sur le ciel. Mais, au lieu de la joie qu’elles en avaient attendue, c’était d’abord un indéfinissable malaise : trop de lumière tout à coup dans leur petit salon, une sorte de resplendissement triste, et la notion d’un vide inusité au-dehors, d’un immense changement… Il ne leur venait point de paroles, en présence de l’accomplissement de leur rêve ; absorbées l’une et l’autre, prises d’une croissante mélancolie, elles restaient là sans causer, sans toucher au repas servi. Et peu à peu, leurs deux cœurs se serrant davantage, cela devenait comme de la détresse, comme l’un de ces regrets noirs et sans espérance que nous laissent les morts.

Quand la mère enfin s’aperçut que les yeux de sa fille commençaient à s’embrumer de pleurs, devinant les pensées inexprimées qui devaient si bien ressembler aux siennes :

« On pourrait le rebâtir, dit-elle. Il me semble qu’on pourrait essayer, n’est-ce pas, de le refaire pareil ?…

– J’y songeais moi aussi, répondit la fille. Mais non, vois-tu : ce ne serait plus le même !… »

Mon Dieu ! comment cela se pouvait-il ? C’était elle, c’était bien elle qui l’avait décrété, l’anéantissement de ce fond de tableau familier, au-dessous duquel, pendant un printemps, elle avait vu se détacher certain beau visage de jeune homme, et, pendant de si nombreux hivers, un profil vénéré de vieille tante morte…

Et tout à coup, au souvenir de ce vague dessin en forme d’ombre d’oiseau, tracé là par de patientes gouttières, et qu’elle ne reverrait jamais, jamais, jamais, son cœur fut déchiré soudainement d’une manière plus affreuse ; elle pleura les larmes les plus sombres de sa vie, devant l’irréparable destruction de ce mur. 

(Pierre Loti, in Cosmopolis, revue internationale, tome VII, n° 20, août 1897 ; repris dans Le Petit Journal, supplément illustré, huitième année, n° 363, dimanche 31 octobre 1897, et dans Le Progrès de la Côte-d’Or, journal républicain quotidien, quarantième année, n° 217, mardi 4 août 1908 ; la nouvelle figure au sommaire du recueil Figures et choses qui passaient, Paris : Calmann Lévy, 1898. Lars Bo, « Par-delà le mur, » gravure et aquatinte)

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