LE FIGARO.fr HISTOIRE
- Par Sophie Guerrier
- Publié le 10/11/2017 à 19:03
LES ARCHIVES DU FIGARO – L’Orient a été et reste un objet de curiosités et de fantasmes, propice aux récits entremêlant réalité et fiction. Relisons la rocambolesque supercherie à l’origine du roman de Loti Les Désenchantées.
Loti piégé par trois femmes. Celle qui a imaginé cette mystification est Hortense Marie Héliard dite Marie Léra, journaliste et féministe française dont nous republions ici le récit de cette supercherie. Récit, signé sous un de ses pseudonymes : Marc Hélys, paru dans Le Figaro dix ans après la mort de Loti.
Tout commence avec Aziyadé. Roman publié en janvier 1879 dans lequel Pierre Loti raconte les amours d’un officier de marine britannique fraichement débarqué à Salonique et d’une jeune femme d’un harem d’un riche vieillard turc. Le livre publié anonymement fut un succès. Il est à la fois journal intime, correspondance, récit de voyage et est emblématique de l’orientalisme du XIXème siècle.
Zennour et Nouryé Noury-Bey, deux jeunes femmes turques, filles d’un ministre du sultan Abdül-Hamid, petites-filles d’un Français établi dans l’Empire ottoman le comte de Chateauneuf, ont lu Aziyadé. Comme de nombreuses femmes, elles furent séduites et conquises par Loti. Elles firent la connaissance de Marie Léra et ensemble imaginèrent le stratagème : inciter Loti à écrire une suite à Aziyadé, qui décrirait la condition des femmes turques et plaiderait pour leur émancipation. Durant l’année 1904 jusqu’en mars 1905, elles prirent le voile, et rencontrèrent secrètement Loti à Constantinople telles des « fantômes noirs ».
Marie devient Leyla. Loti accepte, le roman Les Désenchantées parait en 1906. Immense succès.
Voici comment Marie Léra, alias Marc Hélys se souvient avec émotion de ses secrètes rencontres avec Pierre Loti.
En partenariat avec RetroNews, site de presse de la BnF
Article paru dans Le Figaro du 10 juin 1933
Pierre Loti, mon beau souvenir
Il m’arrive souvent de fermer les yeux et de retourner en pensée à Stamboul, dans cette belle année 1904-1905 où, cachée sous le voile des musulmanes, j’ai connu Pierre Loti. Le temps n’a point altéré la fraîcheur de mes souvenirs, et je ressens à les évoquer une émotion toujours nouvelle. Je dis émotion plutôt que plaisir, car l’aventure qui est à l’origine du roman Les Désenchantées ne fut point un amusement, ou ne le fût que le premier jour. Et jamais elle ne fut une tromperie.
Je connaissais Constantinople, mais cette année-là, en y revenant, j’avais trouvé l’atmosphère des harems changée. On percevait, une sorte de frémissement sous le calme apparent des mornes existences féminines. La présence de Pierre Loti sur le Vautour en était la cause. L’auteur adoré d’Aziyadé hantait les imaginations. Les femmes ne s’entretenaient que de lui. Tout ce qui le concernait : ses relations, ses sorties, et jusqu’à la coupe et à la couleur de ses costumes, était épié et commenté avec un intérêt passionné. Les dames turques se promenaient alors autant qu’elles peuvent le faire depuis leur émancipation. Ce printemps-là, à pied, en voiture ou en caïque, elles sortirent plus que jamais, dans l’espérance d’apercevoir celui qui occupait leur pensée. Mais Pierre Loti menait sur son bateau une existence très retirée. Il demeurait invisible. C’est pourquoi deux jeunes femmes turques et moi nous primes le parti d’exciter sa curiosité, de lui écrire, et de lui donner un rendez-vous, tout simplement.
Cette rencontre eut lieu le samedi 16 avril, sur la corniche du Bosphore, entre Thérapia et Buyukdéré. Nous nous y rendîmes gaiement, comme à une fête, bien résolues à nous divertir et à intriguer Pierre Loti. Deux voiles noirs superposés dissimulaient nos visages, et de modestes tcharchafs* sombres, un peu élimés, nous enveloppaient. Car il fallait alors être pauvre, ou le paraître pour jouir en Turquie de quelque liberté. Mais nous avions soigné les détails : des gants blancs, de fins petits souliers, des bas de soie, des bouquets de violettes, des parfums de luxe. Le contraste augmentait le mystère.
Nous étions venues en riant. Il était venu, lui, un peu perplexe : ce rendez-vous n’était-il pas une gageure ? Il nous avoua plus tard qu’il avait hésité à s’y rendre. Notre exactitude, notre français, nos tcharchafs défraîchis, les détails raffinés de notre toilette bouleversaient les idées qu’il s’était faites. Et il restait aussi taciturne que troublé. Nous, cependant, toujours riant, nous lui posions de ces questions indiscrètes que le masque autorise : « Où avait-il laissé le plus de son cœur ?… Une conversation absurde et décousue de bal masqué. Ah ! nous nous amusions bien devant le désarroi du prestigieux écrivain dont les yeux erraient de l’un à l’autre de ces sombres fantômes, et qui s’écria : « C’est terrible de parler sans voir les visages ! »
Et voilà que quelque chose d’inattendu se produisit. Au moment de nous quitter, Pierre Loti fut pris d’une vive émotion. Il changea de couleur, ses yeux s’embuèrent.
« Ne vous reverrai-je plus ? », demanda-t-il. Notre gaieté s’éteignit…
Dans la cabine-harem du bateau qui nous ramenait à Constantinople, nous restions silencieuses. « Il était sincère et nous ne voulions que nous amuser, pensai-je tout haut avec des remords. Eh bien ! faisons- lui vivre un roman, et préparons-lui de jolis souvenirs de ce séjour – peut-être son dernier – à Constantinople »
Mes deux amies m’approuvèrent avec enthousiasme.
Nous n’avions aucun plan, pas d’autre désir que de divertir l’imagination de Pierre Loti dont les yeux s’étaient remplis de larmes quand il avait serré les mains de trois dames turques inconnues dont il ne verrait jamais le visage. Oh ! nous ne nous méprenions pas sur la nature de son émotion purement artistique et romanesque. Mais la réalité avait dépassé nos espérances.
D’autres rencontres suivirent. Nous mettions à les combiner tous nos soins, et, si le mot n’était ambitieux, je dirais tout ce que nous pouvions d’art dramatique. Nous choisissions les plus beaux sites, ou les cadres les plus caractéristiques. Nous nous appliquions à faire ressortir le mystère qui l’intriguait en l’enchantant. Ainsi plusieurs fois nous l’avons reçu sous le toit d’une petite maison très humble, dans la cour d’une mosquée ; mais sur le plancher nu nous avions semé des narcisses, des violettes et des roses. La pauvreté du logis donnait plus d’étrangeté à notre luxueux goûter oriental et à l’extrême élégance de nos manches. ( Car les manches étaient seules visibles sous la pèlerine du tcharchaf. ) Nos doubles voiles restaient baissés et jamais Loti ne nous demanda de les relever. Quels charmes auraient pu rivaliser avec celui de ce secret ? Ces voiles « terribles », le premier jour, favorisaient la confiance et l’amitié. Dans cette petite maison de Stamboul nous n’étions pas des « dames » et un « monsieur », ni un romancier et ses admiratrices : nous étions des amis; et, pour notre part, des amies bien curieuses ! plus curieuses, certes, que nous ne l’aurions été à visages découverts. Nous l’interrogions surtout sur son cœur, et il nous répondait avec une grande simplicité, étonné de se laisser aller si aisément aux confidences. « Sans vos voiles, nous dit-il un jour, je ne pourrais pas vous parler ainsi. »
D’ailleurs, Pierre Loti parlait peu ; mais il écoutait et observait avec une intensité qui nous impressionnait. Rien n’échappait à ses yeux clairs, à l’étrange rapacité de son regard.
Entre ces rencontres, nous lui écrivions. Il ignorait encore la véritable personnalité des deux sœurs qui se dissimulaient sous les pseudonymes de Zeyneb et de Neyr. Il me croyait – et m’a toujours cru – leur cousine Leyla : c’est le nom dont j’ai signé mes lettres, les lettres de Djénane.
D’abord nous lui écrivîmes pour le simple plaisir de lui écrire, pour lui révéler la musulmane de Turquie, moderne, cultivée, malheureuse. Mais peu à peu le désir nous vint que Iui il fît connaître au monde la paradoxale et douloureuse condition des jeunes femmes turques du vingtième siècle.
Pierre Loti accueillit d’un grand éclat de rire notre requête. « Moi, écrire un livre pour prouver quelque chose ? Je ne pourrais jamais ! » La seule idée d’écrire un roman à thèse lui faisait horreur. Et à nous aussi ! Nous voulions seulement qu’il composât sur les musulmanes un livre dont le monde fût ému. Le mieux était qu’il le vécût. Nous serions sa documentation vivante. Par nous il connaîtrait ces vies fermées, souvent tragiques ; il saurait les traditions, il pénétrerait en esprit dans ces demeures inaccessibles à un Européen.
Nos lettres furent écrites avec ferveur, avec sincérité, parfois avec des larmes. Car si nous avons fait vivre à Loti un roman, nous l’avons aussi vécu.
Au bout de quelques mois, Pierre Loti « vit » son livre et nous en avertit. Il commença de vivre avec ses personnages. D’abord il choisit leurs noms. Zeyneb resta Zeyneb. Neyr devint Melek. Un sentiment de gratitude envers la vieille dame qui nous avait ouvert sa petite maison de Stamboul lui inspira de donner son nom de Djénane au troisième fantôme noir.
Bientôt il se passionna pour cette œuvre ; alors ce fut lui qui nous réclama toujours plus de détails, plus de précisions. II rencontra chez ses correspondantes la même ardeur. Nous n’en aurions pas eu davantage si nous avions pressenti l’effondrement de cette société, et si nous nous étions dit que ce roman fixerait un moment unique et fugitif dans l’évolution des musulmanes turques.
Telle est l’histoire des Désenchantées.
Marc Hélys.
Pour plus de détails, voir Le Secret des « Désenchantées ». Perrin, éditeur.
* Voile noir avec lequel les femmes turques se cachent le visage.
Pour aller plus loin : http://www.ifturquie.org/fr/events/pierre-loti-donemine-capraz-bakislar/
Sur Pierre Loti: Pierre Loti et les « Islandais » ; « Pierre Loti Photographe » d’Alain Quella-Villéger
Julien Viaud dit Pierre Loti a publié dans Le Figaro de nombreux récits de guerres et de voyages en Indochine, en Inde, en Chine, en Turquie et des tribunes enflammées défendant des causes allant de la sauvegarde du cirque de Gavarnie en 1913 ou la défense des Turcs contre les Italiens en 1912. Le Figaro bien que ne partageant pas toujours son point de vue, lui accorde une large place: « Serions-nous dignes de la liberté de la presse, si, dans une maison comme la nôtre, un écrivain comme Loti rencontrait des entraves ? » Le Figaro du 3 janvier 1912.
En partenariat avec RetroNews, site de presse de la BnF
Les « gracieuses correspondantes » ont choisi Le Figaro pour raconter leur évasion du Harem dans:
Le Figaro du 19 février 1906
Le Figaro du 27 février 1906
Le Figaro du 5 mars 1906
Pour consulter ces publications du Figaro, cliquez sur ce lien : http://www.lefigaro.fr/histoire/archives/2017/11/10/26010-20171110ARTFIG00318-1906-quand-loti-publie-les-desenchantees-il-ignore-le-piege-tendu.php
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Et pour en savoir plus :
VOIR le documentaire fiction de Didier ROTEN et François VIVIER (55 mn), « Le mystère des Désenchantées », d’après le Roman de Loti (qui avait été diffusé en juin 2015 et rediffusé en juillet 2017 sur la chaîne Histoire de la TNT), aujourd’hui accessible en DVD.
LIRE l’article ci-dessous, écrit par Isabelle de ROHOZINSKY, petite fille de Nouryé, l’une des héroïnes du livre de Pierre Loti (extrait du bulletin de l’AIAPL n° 24).
PIERRE LOTI RENCONTRE ZENNOUR et NOURYE
LES FUTURES DESENCHANTEES
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