La «zone» sous la ceinture

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Par  Jean Pruvost / Publié le 23/09/2017 à 06:00

 

Zone-art. Figaro

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MOTS DE TOUS LES ÂGES – L’éminent lexicologue Jean Pruvost, auteur d’un Dico des dictionnaires qui fait référence, analyse chaque semaine pour Le Figaro un mot de l’actualité. L’écrivain s’interroge aujourd’hui sur l’origine du terme « zone ».

«Zone : espace de terre contenu entre deux cercles. Il y a cinq zones» souligne Pierre Richelet en 1680. Zone sismique, zone de basse pression, zone militaire, zone occupée, zone-tampon, zone de non droit, zone de confidentialité, zone bleue, rouge, «la» zone, sans oublier les ZAC, ZAD, ZEP, ZUP enregistrées dans nos dictionnaires, et dont le rapide énoncé sonne comme un rap, voilà sans aucun doute un mot qui se porte bien! Installée dans la dernière zone alphabétique d’un dictionnaire, la «zone» ne cesse de s’étendre lexicalement: elle reste assurément de tous les âges.

Une ceinture

C’est du grec zônê qu’est issu le latin zona que l’on retrouvera, presque inchangé en langue française avec le mot zone, attesté en 1119 dans le Comput ou Livre des créatures du moine poète anglo-normand Philippe de Thaon. Il s’agissait d’un poème didactique consacré aux corps célestes et aux calculs du calendrier ecclésiastique. Y retrouver le mot «zone» ne surprend pas.

En effet, désignant d’abord une ceinture, le mot devint dès l’époque impériale un terme de géographie et c’est ainsi délimité qu’il pénétra dans le français. De fait, la zone s’assimila d’emblée à chacune des cinq divisions du globe terrestre délimitée par des cercles parallèles à l’équateur, ce qui globalement fut perçu comme distinctif des climats de la planète.

«Cinq zones» dont l’une «inhabitable»

«Il y a cinq zones, deux froides, deux tempérées, et une cinquième qu’on appelle torride», précise Richelet en 1680, dans notre premier dictionnaire monolingue. Et en ce Grand siècle, si la littérature offre une place de choix aux Anciens, il n’est en revanche plus question de reprendre leurs conceptions géographiques sérieusement remises en causes par la conquête progressive de la planète, commencée avec Christophe Colomb. Aussi, Richelet juge-t-il utile, dans l’orthographe du moment, d’insister sur le fait que «les Anciens croïoient que cette dernière zone» – la zone torride – «étoit inhabitable, mais les voiages qu’on a faits aux païs qui sont sous la ligne ont découvert que les Anciens s’étoient trompez».

Longue syllabe: la «zône»?

«La première syllabe est longue» rappellent les Académiciens dans la quatrième édition de leur dictionnaire, publiée en 1740. Point d’accent circonflexe cependant, sauf pour l’abbé Féraud qui, en 1788, le glissa dans l’orthographe réformée qu’il souhaitait diffuser et dont il usa abondamment dans son «dictionaire», avec un seul n… Ainsi, avec le bon abbé linguiste, ce fut une pluie drue d’accents qui tombèrent sur son diction(n)aire et donc sur la zone et le globe: «Zône: une des cinq parties du glôbe», écrit-il. En réalité, avec ravissement, l’abbé Féraud faisait de l’accent circonflexe l’apanage de tous les mots à syllabe longue.

Zone habitable?

De son côté, en 1690, Furetière rappelle aussi à propos de la «zone torride», «celle sous l’équateur, renfermée entre deux Tropiques», que les Anciens la considéraient comme «inhabitable à cause du chaud», tout comme «les deux Glaciales à cause du froid». Pour ces dernières, Furetière ajoute que, dans l’Histoire des Lapons de Shoepfer, il est expliqué que «les animaux y deviennent tout blancs, et sur la fin de May, reprennent leur couleur ordinaire».

Que trouve-t-on alors selon Guillaume Postel sous l’un des pôles? Eh bien ni plus ni moins que «le Paradis terrestre», précisément «sous le Pôle Arctique.» Attention, il semblerait qu’au XXIe siècle, il soit en train de fondre à grande vitesse!

Torride pont-Neuf…

Une fois libérée en quelque sorte de la hantise des «zones torrides», enfin perçues comme habitables, on n’en reste alors pas moins impressionné par les chaleurs pouvant y régner. D’où l’emploi figuré de cette formule, «zone torride», en partie disparue, pour évoquer tout lieu fort chaud en été. Furetière en offre quelques exemples: «La campagne de Rome en Italie est une zone torride.» D’évidence, l’abbé Furetière, né à Paris, n’a pas connu Rome en hiver…

Une expression cependant sévissait à Paris, non loin de l’Académie française: «Le pont Neuf» en tant que «zone torride». Pourquoi? Parce qu’«il n’y a point d’ombre, ni abri» signale Furetière. Il est vrai que le pont Neuf se distinguait des ponts de bois traversant jadis la Seine: sans même qu’il s’en aperçoive en effet, le piéton traversait le fleuve sur ses ponts surmontés de maisons de bois, privant certes le piéton de la vue sur la Seine, mais lui offrant quelque ombre bienfaisante en été.

Surface, région…

Dès la fin du XVIe siècle, mais prenant de l’ampleur au XVIIIe siècle, une «zone» représentait déjà un espace plus ou moins étendu, en forme de bande, mais aussi un espace tout simplement marqué par un caractère particulier, une zone sablonneuse ou marécageuse par exemple. Ou, pourquoi pas, revu par Pierre Loti, en 1882 dans le Mariage de Loti, une «zone de rosiers» propices à «de larges couronnes».

Moins pacifiques seront les «zones militaires» qui fleurirent à partir de 1842, avec des zones d’action, de défense, de tir et, au moment de la Seconde Guerre mondiale, une répartition traumatisante: la zone occupée et la zone libre dans la moitié sud de la France. C’est de ces acceptions militaires que naquit «la zone» en tant que formule péjorative.

La zone…

En 1923, surgit en effet une formule qui devait faire souche, la «zone des fortifications» de Paris, qui se situait sur l’emplacement des fortifications qu’on venait de détruire et où proliférèrent des habitations de fortune, définissant une zone marquée par la misère. C’est par ellipse que peu à peu on évoqua péjorativement non plus la «zone des fortifications», mais «la zone» et que dès 1930, de ces quartiers souvent mal famés naquirent les «zonards» et même les «zoniers».

De là vint aussi une locution marquant le dépit devant un grand désordre: «C’est la zone!» «Les gens de la zone» s’exclamera ainsi Céline dans son Voyage au bout de la nuit, en 1932. Zone de non droit parfois, s’agissant de quelques «cités», mais aussi zone où naissent des talents au vif des réalités quotidiennes, que les rappeurs savent illustrer.

Des sigles à foison…

Le meilleur indice du succès de ce mot «zone» reste son indéniable fécondité dans la siglaison. Certes pas de siglaison pour la «zone bleue», qui apparaît le 1er octobre 1957 à l’est de Paris, en extension de l’expérimentation d’abord conduite sur les Champs Élysées. En revanche, vont très vite suivre la ZUP en 1958, la ZAD en 1962, la ZAC en 1967, la ZEP en 1981, toutes zones suffisamment vivaces pour avoir bénéficié d’une entrée dans nos dictionnaires, même lorsque lesdites «zones» ont institutionnellement disparu. Ainsi en est-il par exemple de la ZEP créée en 1981, Zone d’éducation prioritaire, enterrée en 2007 au profit d’autres dispositifs.

Quant à la ZAD, à l’origine Zone d’aménagement différé, distincte de la Zone d’aménagement concerté (ZAD) et de la ZUP (à urbaniser par priorité), eh bien elle vient d’entrer dans le Petit Larousse illustré, sous un autre habit, en tant que «zone à défendre», selon le principe lexical du bernard-l’hermite consistant à ce qu’une autre réalité se glisse dans un sigle déjà existant. Tout en l’accompagnant ici de ses nouveaux militants: les «zadistes».

La «zone» ne finit pas de nous étonner. Que comprendre ainsi de cette définition, «partie d’un domaine ou d’un sous-domaine gérée par un serveur autoritaire», définition de l’un de nos très bons dictionnaires? Il s’agit de la «zone de mémoire» d’un ordinateur.

Jean Pruvost
Pascal Hausherr/Pascal Hausherr

 

À dire vrai, rien d’érogène… Tiens, d’ailleurs, encore une zone qu’on a failli oublier!

Jean Pruvost est l’auteur de nombreux ouvrages. Il a été fait Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres. Son Dictionnaire français, outils d’une langue et d’une culture (2007) a reçu le prix de l’Académie française.

 

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