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LIBÉRATION
Reporters sur le papier de guerre
Par Dominique Kalifa — 2 novembre 2016 à 18:51
Réflexion personnelle et originale, le livre de Sylvain Venayre interroge le sens des récits de conflits, à partir de l’exemple de Pierre Loti.
Le 18 août 1883, une escadre française commandée par le contre-amiral Courbet ouvre le feu sur les forts de Huê, la capitale de l’empire d’Annam, au centre de l’actuel Vietnam. Le lendemain, l’infanterie de marine emporte les défenses de la ville. La France de Jules Ferry poursuivait sa politique d’expansion coloniale en s’emparant de l’Indochine. Plus d’un mois plus tard, en octobre, le Figaro publiait en première page trois articles intitulés «Au Tonkin», qui relataient par le menu la canonnade, puis l’horreur des combats à terre. Une «grande tuerie» menée dans l’allégresse et la volupté : on mitrailla facilement grâce au nouveau fusil à répétition, on cloua les survivants à la baïonnette avant de brûler les villages et d’achever les blessés dans un joyeux carnage. Plus de 2 000 morts au total. Les deux premiers articles, qui rapportaient cela sur un ton assez neutre, étaient signés «X». Mais le dernier faisait mention d’un nom : Pierre Loti. Le romancier, lieutenant de vaisseau de son état, était en effet sur l’Atalante au moment des combats. Furieux, le ministre de la Marine fit aussitôt suspendre la série et rappela Loti, qui fut placé en disponibilité pour manquement au devoir de réserve.
Tel est l’événement – «le cas de M. Pierre Loti», selon l’expression des contemporains – qui sert de point de départ au petit livre de Sylvain Venayre. L’affaire fit grand bruit. Loti s’excusa, il n’avait pas voulu déconsidérer une arme à laquelle il appartenait, mais les Anglais et les Allemands s’en servirent pour dénoncer la barbarie française, et c’était là chose grave. L’intérêt du récit de Venayre dépasse cependant largement cet épisode oublié : il s’en empare pour questionner la nature et le sens des récits de la guerre lointaine. Qu’est-ce qu’un reportage de guerre, surtout lorsqu’il est confié à un romancier, ce qui est alors fréquent (Francis Magnard, alors directeur du Figaro, avait d’abord sollicité Maupassant) ? Comment la littérature et ses «procédés» – l’ombre du Salammbô de Flaubert n’est jamais loin et le naturalisme veille en embuscade – travaillent-ils l’écriture du «correspondant» ? Que cherchent les journaux, les auteurs, les lecteurs, dans ce type de récit ? Loti, au vrai, ne dénonça pas grand-chose, et surtout pas les massacres coloniaux, dont il ne se souciait guère. Il publia d’ailleurs quelques années plus tard dans la Revue de Paris une version expurgée de tous les passages incriminés. Quant au Figaro, il dépêcha sur place un autre romancier, Paul Bonnetain, qui vanta la grandeur héroïque des marins français et la fourberie des Annamites.
Vif, personnel, le livre de Sylvain Venayre est une réflexion originale sur ce que représenter veut dire, sur «la saveur spéciale des choses vues», sur l’exotisme et l’horreur. S’il n’est pas exempt lui-même de quelques procédés (littéraires), il invite, ce qui est sa grande vertu, à se défier des explications et des causalités trop simples pour penser l’histoire comme une succession d’instants, fragiles et incertains. Il suggère aussi, ce qui est plus tragique, que les récits de «nos épouvantes» actuelles ne serviront peut-être à rien.
Dominique Kalifa
Sylvain Venayre Une guerre au loin. Annam, 1883
Les Belles Lettres, 170 pp., 25,50 €
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