Une guerre au loin – Annam, 1883

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Récit d’Histoireguerre-loin-annam-1883
Sylvain Venayre   Une guerre au loin – Annam, 1883 

Les Belles Lettres 2016 /  17,50 € -114.63 ffr. / 164 pages

ISBN : 978-2-251-44599-1

FORMAT : 13,3 cm × 21,0 cm Sylvain Venayre a collaboré à Parutions.com

Professeur d’histoire contemporaine à l’université Grenoble-Alpes, historien de la sensibilité, spécialiste du voyage (Panorama du voyage, 2012), Sylvain Venayre poursuit une œuvre originale. Son dernier livre, Une guerre au loin, sous un format assez mince, est un grand livre, une réflexion sur l’histoire qui se construit, sur l’histoire qui s’écrit, sur le sens des mots, le statut du témoin, sur ce que l’on peut savoir de ces «guerres au loin», réalité vécue par Pierre Loti en 1883, mais également réalité de ce début de XXIe siècle.

L’événement analysé est dans une certaine mesure assez anecdotique. Le 20 août 1883, la marine française livre l’assaut aux forts de Huê en Annam, et remporte la victoire : «La bataille avait duré moins de quatre heures. Elle avait fait, du côté des défenseurs de Huê, mille deux cents morts et plus de mille cinq cent blessés, dont on ne connaît pas les noms» (p.48).

Un observateur sur place : Julien Viaud, officier de marine et auteur célèbre sous le pseudonyme de Pierre Loti, qui assiste aux combats de loin, depuis son navire. Il rédige un reportage à l’intention du Figaro, des articles qui paraissent en septembre, pour les deux premiers non signés ; puis, habilement, Francis Magnard, le directeur du journal révèle l’identité de l’auteur que, dit-il, chacun a reconnu, publicité garantie pour le journal, mais désastreuse pour Pierre Loti. Le Ministère interdit la parution du troisième article, met le lieutenant de vaisseau Julien Viaud en disponibilité, le somme d’abandonner son poste et de rentrer à Paris faire amende honorable auprès de sa hiérarchie, ce à quoi il se plie dès qu’il apprend la sanction en décembre 1883.

Une sanction qu’il reçoit sans la comprendre, tant dans son esprit son reportage ne déconsidérait en rien la marine française. Ce qu’on lui reproche : avoir mentionné l’incendie de villages, et être sorti de son devoir de réserve d’officier en poste. Il affirme n’être en aucun cas un «indigné», proteste de son amour pour la Marine française, proteste de sa bonne foi, fait intervenir ses amis parisiens, dont Juliette Adam. En fait, à son retour à Paris, l’affaire n’est plus d’actualité, et Pierre Loti en est quitte pour un congé de quelques mois à Rochefort. Cet incident a été ensuite largement oublié. Sylvain Venayre, après avoir découvert une édition récente du texte dans la version expurgée par une maison d’édition tahitienne, à des fins de dénonciation du colonialisme français, s’est interrogé sur cet épisode, non-événement en quelque sorte, et sa signification.

C’est l’occasion pour l’historien à la fois de questionner ces guerres coloniales menées au loin par une République naissante que les républicains venaient de conquérir, les méthodes employées, le regard porté sur les indigènes, mais également de se demander ce que pouvaient en connaître les populations françaises. Avec ces articles de Pierre Loti nait le reportage de guerre, promis à une belle postérité. Toutefois Sylvain Venayre va plus loin en s’interrogeant sur l’écriture du récit de guerre, une écriture qui a une histoire, est le produit de l’observation d’un événement mais s’inscrit aussi dans une généalogie dont l’Iliade est en Occident l’un des premiers jalons. Cette tradition littéraire est enrichie par les événements contemporains : Sylvain Venayre croise avec subtilité la révolte des cipayes en Inde anglaise (1857) et le moment où Flaubert commence à penser à Salammbô ; le récit de la révolte des mercenaires d’Hamilcar est un lointain écho de cette révolte. Flaubert à qui Sylvain Venayre adresse au-delà des siècles un clin d’œil dans sa première phrase : «C’était au temps du Tonkin, quand Beijing s’écrivait Pékin (…)».

Tout l’art de ce petit livre très érudit et subtil est de ne jamais faire apparaître l’érudition mais de s’adresser au lecteur en utilisant la première personne, le «je» qui implique par définition la subjectivité et que souvent pour cette raison bannit l’historien. Histoire récit, récit d’histoire qui pousse Sylvain Venayre à porter un regard critique et fécond sur le travail de l’historien dans ce qu’il a de plus fondamental et sur la façon de le transmettre au lecteur : une méthode solide, une écriture brillante qui emporte l’adhésion et crée un véritable plaisir. Convoqué, le lecteur ne peut qu’ être séduit par ce texte construit en courts chapitres qui créent le suspense et en jouent. Un beau texte qui joue sur divers registres de la réflexion et de l’écriture historique : la collecte des faits, la critique du témoignage, la part de la subjectivité, la méfiance salutaire à l’égard des clichés et des anachronismes, le questionnement sur ce que l’Histoire apporte au contemporain, et en filigrane une biographie de Pierre Loti, dont on pourrait dire qu’il est aujourd’hui un inconnu célèbre de la littérature française.

Remis dans le cadre des  »Rendez-vous de l’Histoire » de Blois, le Prix Augustin Thierry récompense ce livre original de lecture aisée, amusante, ce qui ne surprend guère de la part de l’auteur de Disparu

Marie-Paule Caire ( Mis en ligne le 14/10/2016 )

LIBÉRATION

Reporters sur le papier de guerre

Par Dominique Kalifa — 2 novembre 2016 à 18:51

Réflexion personnelle et originale, le livre de Sylvain Venayre interroge le sens des récits de conflits, à partir de l’exemple de Pierre Loti.

Le 18 août 1883, une escadre française commandée par le contre-amiral Courbet ouvre le feu sur les forts de Huê, la capitale de l’empire d’Annam, au centre de l’actuel Vietnam. Le lendemain, l’infanterie de marine emporte les défenses de la ville. La France de Jules Ferry poursuivait sa politique d’expansion coloniale en s’emparant de l’Indochine. Plus d’un mois plus tard, en octobre, le Figaro publiait en première page trois articles intitulés «Au Tonkin», qui relataient par le menu la canonnade, puis l’horreur des combats à terre. Une «grande tuerie» menée dans l’allégresse et la volupté : on mitrailla facilement grâce au nouveau fusil à répétition, on cloua les survivants à la baïonnette avant de brûler les villages et d’achever les blessés dans un joyeux carnage. Plus de 2 000 morts au total. Les deux premiers articles, qui rapportaient cela sur un ton assez neutre, étaient signés «X». Mais le dernier faisait mention d’un nom : Pierre Loti. Le romancier, lieutenant de vaisseau de son état, était en effet sur l’Atalante au moment des combats. Furieux, le ministre de la Marine fit aussitôt suspendre la série et rappela Loti, qui fut placé en disponibilité pour manquement au devoir de réserve.

Tel est l’événement – «le cas de M. Pierre Loti», selon l’expression des contemporains – qui sert de point de départ au petit livre de Sylvain Venayre. L’affaire fit grand bruit. Loti s’excusa, il n’avait pas voulu déconsidérer une arme à laquelle il appartenait, mais les Anglais et les Allemands s’en servirent pour dénoncer la barbarie française, et c’était là chose grave. L’intérêt du récit de Venayre dépasse cependant largement cet épisode oublié : il s’en empare pour questionner la nature et le sens des récits de la guerre lointaine. Qu’est-ce qu’un reportage de guerre, surtout lorsqu’il est confié à un romancier, ce qui est alors fréquent (Francis Magnard, alors directeur du Figaro, avait d’abord sollicité Maupassant) ? Comment la littérature et ses «procédés» – l’ombre du Salammbô de Flaubert n’est jamais loin et le naturalisme veille en embuscade – travaillent-ils l’écriture du «correspondant» ? Que cherchent les journaux, les auteurs, les lecteurs, dans ce type de récit ? Loti, au vrai, ne dénonça pas grand-chose, et surtout pas les massacres coloniaux, dont il ne se souciait guère. Il publia d’ailleurs quelques années plus tard dans la Revue de Paris une version expurgée de tous les passages incriminés. Quant au Figaro, il dépêcha sur place un autre romancier, Paul Bonnetain, qui vanta la grandeur héroïque des marins français et la fourberie des Annamites.

Vif, personnel, le livre de Sylvain Venayre est une réflexion originale sur ce que représenter veut dire, sur «la saveur spéciale des choses vues», sur l’exotisme et l’horreur. S’il n’est pas exempt lui-même de quelques procédés (littéraires), il invite, ce qui est sa grande vertu, à se défier des explications et des causalités trop simples pour penser l’histoire comme une succession d’instants, fragiles et incertains. Il suggère aussi, ce qui est plus tragique, que les récits de «nos épouvantes» actuelles ne serviront peut-être à rien.

Dominique Kalifa

Sylvain Venayre Une guerre au loin. Annam, 1883

Les Belles Lettres, 170 pp., 25,50 €

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