Le fantôme d’Aziyadé OU Spleen sur le Bosphore

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Christophe Barbier Voir mon profil
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Xavier Gallais ressuscite l'amour et la prose de Pierre Loti. (Photo KarimC / antisthène, 2019)

Xavier Gallais ressuscite l’amour et la prose de Pierre Loti. (Photo KarimC / antisthène, 2019)

 

C’est un chef-d’œuvre de l’orientalisme, de cette littérature française de la fin du XIXe siècle, marquée par le spleen, le besoin d’évasion et l’introspection mélancolique. Pierre Loti, en 1879, compose Aziyadé, chef-d’œuvre aux fausses allures d’autobiographie. De passage à Istanbul, un jeune officier de la Marine anglaise tombe fou amoureux d’Aziyadé, dont il n’a vu que le regard émeraude et qui est cloîtrée dans un harem. Leur passion pourra malgré tout se nouer et leur offrir « les charmes enivrants de l’impossible », comme l’écrit Loti. Hélas, le militaire doit partir, la passion est suspendue. Bien plus tard, le soldat revient, au hasard d’une expédition, sur les rives du Bosphore. Il y cherche vainement Aziyadé, qui est morte, puis il traque dans les faubourgs chaotiques et bigarrés la tombe de la beauté foudroyée. Les descriptions sont envoûtantes, le vague à l’âme bouleversant, l’exotisme, troublant. On songe à la quête chagrine du héros de Bruges la Morte, lui aussi dévoré par l’absence de l’aimée et l’omniprésence de son fantôme. Les sentiments que Georges Rodenbach puise dans les canaux troubles de Bruges, Loti les pêche dans les eaux mornes du Bosphore.

Le murmure de la mort sur les eaux du Bosphore. (Photo KarimC / antisthène, 2019)

Le murmure de la mort sur les eaux du Bosphore. (Photo KarimC / antisthène, 2019)

 

Xavier Gallais chuchote, devant un micro à l’ancienne, de sa voix grave et précise, il nous raconte le retour de l’amant sur les lieux du bonheur – il s’agit là de la dernière partie du roman. Cette voix est comme une longue volute de sons, une poésie en prose, un lancinant psaume d’amour. Le héros confie son ennui de vivre, son détachement envers un Occident brutal et veule, son vertige mortifère. Comme toujours, Gallais captive par sa présence, son regard de jais et ce faux sourire propice à toutes les douleurs. Avec Le fantôme d’Aziyadé, il fait revivre – et c’est audacieux – une sentimentalité surannée, encore nimbée de romantisme mais déjà plus désespérée, plus sombre, plus macabre que celle qui torture Musset ou Byron. Une sensibilité moins passionnée qu’ensorcelée. « Allah selamet versen Loti », lance Aziyadé à son amant – « Qu’Allah protège Loti ». Il en a bien besoin, mais ce sombre Bosphore qui l’emporte n’est autre que le fleuve de sa propre mélancolie. C’est poignant et magnifique, comme une noyade.

Théâtre du Lucernaire