La cathédrale de Reims en 1914 – La cathédrale Notre Dame de Paris en 2019 – Gaultier Roux, Maître de conférences à l’Université Fudan de Shanghai nous invite à méditer…

Shanghai, le 16 avril 2019.

Il y a cent quatre ans, presque cent cinq, Pierre Loti pénétrait dans la cathédrale de Reims ravagée, tout comme la ville qui l’entoure, par les obus allemands. Il en rapportait ce récit, « La Basilique fantôme » qui, daté d’octobre 1914, parut dans L’Illustration le 18 septembre 1915, et fut ensuite repris dans La Hyène enragée (p. 45-58).

Cathédrale de Rennes par Fraipont

Représentation de la Cathédrale de Reims, toile peinte qui serait une copie inspirée par la version de Fraipont parue dans L’Illustration

source cliché : http://amicarte51.blogspot.com/2014/09/

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Comment ne pas se souvenir aujourd’hui de ce texte, alors que Notre-Dame de Paris, dans des circonstances certes bien différentes, a également été la victime du feu ? Je vous livre ici quelques extraits de ce reportage de Pierre Loti, assez longs pour n’omettre ni la comparaison de la cathédrale de Reims avec celle de Paris, ni les circonstances bien particulières de cette destruction majeure, et déjà combien symbolique :

[…]

Maintenant le quartier se fait désert ; des maisons fermées, du silence comme pour un deuil. Et, au bout d’une rue, les grandes portes grises apparaissent, les hautes ogives merveilleusement ciselées et les hautes tours. Pas un bruit et pas une âme vivante, sur la place où trône encore la basilique-fantôme, et un vent glacé y souffle, sous un ciel opaque.

Elle tient encore sa place comme par miracle, la basilique de Reims, mais tellement criblée et déchirée qu’on la devine prête à s’effondrer à la moindre secousse ; elle donne l’impression d’une grande momie encore droite et majestueuse, mais qu’un rien ferait tomber en cendres. Le sol est jonché de ses débris précieux. On l’a entourée en hâte d’une solide barrière de bois blanc, en dedans de laquelle sa sainte poussière a formé des monceaux : fragments de rosace, cassons de vitrail, têtes d’anges, mains jointes de saints ou de saintes… Du haut en bas de la tour de gauche, la pierre calcinée a pris une étrange couleur de chair cuite, et les saints personnages, toujours debout en rang sur les corniches, ont été comme décortiqués par le feu ; ils n’ont plus ni visages ni doigts, et, avec leur forme humaine qui cependant persiste, ils ressemblent à des morts, alignés à la file, dont les contours ne s’indiqueraient plus que mollement sous des espèces de suaires rougeâtres.

Nous faisons le tour de la place sans rencontrer personne, et la barrière qui isole le fragile et encore admirable fantôme est partout solidement fermée. Quant au vieux palais attenant à la basilique, le palais épiscopal où venaient se reposer les rois de France le jour du sacre, il n’est plus qu’une ruine sans fenêtres ni toiture, partout léchée et noircie par la flamme.

Quel joyau sans pareil elle était, cette église, plus belle encore que Notre-Dame de Paris, plus ajourée et plus légère, plus élancée aussi avec ses colonnes comme de longs roseaux, étonnantes d’être si frêles et de pouvoir tenir; merveille de notre art religieux de France, chef d’œuvre que la foi de nos ancêtres avait fait éclore là dans sa pureté mystique, avant que nous fussent venues d’Italie, pour tout matérialiser et tout gâter, les lourdeurs sensuelles de ce que l’on est convenu d’appeler la Renaissance… Oh! la grossière et lâche et imbécile brutalité de ces paquets de ferraille, lancés à toute volée contre des dentelles si délicates, qui depuis des siècles s’élevaient en confiance dans l’air, et que tant de batailles, d’invasions, de tourmentes n’avaient jamais osé atteindre!…

[…]

En rentrant, le prélat me donne gracieusement un guide qui a les clefs de la barrière, et je pénètre enfin dans les ruines de la basilique, dans la nef dénudée, qui paraît ainsi plus haute encore et plus immense. Il y fait froid, et il y fait lugubre à pleurer. Ce froid inattendu, ce froid, bien plus âpre que celui de l’extérieur, est peut-être ce qui dès l’abord vous saisit et vous déroute ; au lieu de cette senteur un peu lourde qui d’ordinaire traîne dans les vieilles basiliques — fumées de tant d’encens qu’on y a brûlé, émanations de tant de cercueils qu’on y a bénis, de tant de générations humaines qui s’y sont pressées pour l’angoisse et la prière, – au lieu de cela, un vent humide et glacé, qui entre en bruissant par toutes les lézardes des murailles, par toutes les brisures des vitraux et les trous des voûtes. Ces voûtes, là-haut, de place en place crevées par la mitraille, les yeux tout de suite se lèvent d’instinct pour les regarder, les yeux sont comme entraînés vers elles par le jaillissement de toutes ces colonnes, aussi minces que des joncs, qui s’élancent en gerbes pour les soutenir ; elles ont des courbes fuyantes, ces voûtes, des courbes d’une grâce exquise qui semblent avoir été imaginées pour ne pas rompre la montée des prières, pour ne pas faire retomber les regards en quête du ciel. On ne se lasse plus de pencher le front en arrière pour les voir, les voûtes sacrées qui vont s’anéantir ; et puis il y a là-haut aussi, tout là-haut, les longues séries d’ogives presque aériennes sur quoi elles s’appuient, des ogives indéfiniment pareilles d’un bout à l’autre de la nef, et qui, malgré leurs découpures compliquées, sont reposantes à suivre, dans leur fuite en perspective, tant elles ont d’harmonie. Ces immenses plafonds de pierre, en apparence si légers et de plus si lointains, n’oppressent ni n’enferment ; vraiment on les dirait affranchis de toute pesanteur et à peine matériels.

Du reste, mieux vaut s’avancer là-dessous tête levée et ne pas trop contrôler sur quoi l’on marche, car ce pavage, un peu tristement sonore, vient d’être souillé et noirci par des carbonisations de chair humaine. On sait que, le jour de l’incendie, l’église était pleine de blessés allemands, étendus sur des couches de paille qui prirent feu, et cela devint une scène d’horreur digne d’un rêve du Dante ; tous ces êtres, dont les plaies vives cuisaient à la flamme, se traînaient en hurlant, sur des moignons rouges, pour essayer de gagner les portes trop étroites. On sait aussi l’héroïsme de ces brancardiers, prêtres et religieuses, risquant leur vie au milieu des bombes pour essayer de sauver ces malheureuses brutes que leurs propres frères allemands n’avaient même pas songé à épargner ; ils ne parvinrent cependant pas à les sauver tous, il en resta, qui achevèrent de brûler dans la nef, laissant d’immondes caillots sur les saintes dalles où jadis des cortèges de rois et de reines avaient traîné lentement leurs manteaux d’hermine, au son des grandes orgues et du plain-chant…

[…]

Silence aujourd’hui dans cette basilique, comme sur la place déserte alentour ; silence de mort entre ces murs qui avaient si longtemps vibré de la voix des orgues et des vieux chants rituels de France. Le vent froid est seul à y faire un semblant de musique, ce matin de dimanche, et, lorsque par instants il souffle plus fort, on entend aussi comme la chute de perles très légères : c’est ce qui restait encore en place des beaux vitraux du Treizième, qui achève de s’effriter sans recoure. Tout un cycle magnifique de notre histoire, qui semblait continuer de vivre dans ce sanctuaire, d’une vie presque terrestre bien qu’immatérielle, vient d’être soudain plongé plus au fond de l’abîme des choses révolues dont le souvenir même s’abolira bientôt. La Grande Barbarie a passé par là, la barbarie moderne d’outre-Rhin, mille fois pire que l’ancienne, parce qu’elle est bêtement et outrageusement satisfaite d’elle-même, et par conséquent foncière, incurable, définitive, — destinée, si on ne l’écrase, à jeter sur le monde une sinistre nuit d’éclipsé… Vraiment cette Jeanne d’Arc, dans le chœur, est étrange d’être restée debout, si calme, intacte, immaculée au milieu du désarroi, n’ayant même pas sur sa robe la moindre égratignure.

La cathédrale de Reims fut surnommée, dès 1914, la « cathédrale martyre » : le 19 septembre, vingt-cinq obus la frappaient, entraînant l’incendie d’un échafaudage placé contre la tour Nord, incendie qui se propagea aux bottes de pailles disposées dans une nef transformée en hôpital. Quelques blessés, des prisonniers de guerre allemands, périssent par le feu, ainsi que l’indique Loti, qui en exagère probablement le nombre pour appuyer sa rhétorique patriotique. L’incendie fait éclater statues et vitraux, la charpente prend feu, et le feu se répand, par le plomb fondu du toit projeté par les gargouilles, au palais du Tau. À l’issue du conflit, on dénombrera 288 impacts d’obus sur le monument.

Je vous invite, si vous le souhaitez, à une lecture intégrale de ce texte en cliquant sur : LOTI, Pierre, La Hyène enragée . Les textes de guerre de Pierre Loti, tout comme les textes qu’il écrivit dans l’immédiate après-guerre posent, à un siècle de distance, un certain nombre de problèmes de réception et d’interprétation, mais je ne pense pas qu’il faille les occulter pour autant, tant ils sont significatifs dans le phénomène de clôture progressive par Loti de son œuvre – qui serait peut-être même, en un sens, un refus, au soir de sa vie, de toute littérature, devenue aussi vaine que superflue.

Bonne lecture à vous, bonne méditation.

Gaultier Roux

Gaultier ROUX à G et Alain QUELLA-VILLEGER-Shanghaï avril 2018

A droite, Gaultier Roux, Docteur ès Lettres, Maître de conférences et à gauche Alain Quella Villéger spécialiste de Loti. Shanghai avril 2018.