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Traverser les frontières, les identités et les genres
Publié le 28/04/2017 par Alexis D’Hautcourt
J’ai repris mes cours et n’ai pas beaucoup de temps en ce moment pour écrire sur ce carnet, mais mes navettes me donnent l’occasion de lire l’excellent livre de Pierre-François Souiyri, Moderne sans être occidental. Aux origines du Japon d’aujourd’hui (Paris, 2016). Dans son chapitre « La tentation de l’occident », il aborde les débats sur la profondeur ou la superficialité de l’occidentalisation du Japon et traite du Rokumeikan, un lieu de socialisation construit à Tokyo en 1883, dans lequel se déroulaient entre autres des bals. Le bâtiment et ses fêtes devaient servir à montrer aux étrangers que le Japon avait acquis des manières occidentales.
Ce lieu était critiqué par certains Japonais. Kikue Yamakawa place ainsi ces mots dans la bouche de sa mère:
« Les négociations pour la révision des traités piétinaient et pour cette raison, on faisait la promotion officielle d’une occidentalisation frelatée à la mode du Rokumeikan et de manière irréfléchie, on encourageait les vêtements à l’occidentale, la nourriture à l’occidentale, les danses et les langues étrangères … » (Traduction Souiry p. 92)
Le lieu et ses danses étaient aussi moqués par certains étrangers. Ils ont fait l’objet de pages brillantes mais cruelles, voire racistes, de Pierre Loti, dans le chapitre « Un bal à Yeddo » du livre Japoneries d’automne (aux p. 77-106), paru en 1889, trois ans après sa visite.
Le chapitre s’ouvre sur la reproduction d’un carton d’invitation officiel :
Le ministre des affaires étrangères et la comtesse Sodeska ont l’honneur de vous prier de venir passer la soirée au Rokou-Meikan, à l’occasion de la naissance de S.M. l’Empereur. On dansera.
Suit la description du voyage de Loti de Yokohama au Rokumeikan, qui lui permet de jouer sur les contrastes entre le Japon traditionnel des ruelles sombres, des lanternes et des pousse-pousses et le Japon moderne des gares et de l’éclairage au gaz.
Enfin, enfin, nous arrivons. A la file, nos chars passent sous un portique ancien dont la toiture se retrousse par les pointes, à la chinoise ; nous voici en pleine lumière, au milieu d’une sorte de fête vénitienne, au milieu d’un jardin prétentieux où d’innombrables bougies brûlent dans des ballons de papier sur des girandoles et, devant nous, se dresse le Rokou-Meïkan, très illuminé, ayant des cordons de gaz à chaque corniche, jetant des feux par chacune de ses fenêtres, éclairant comme une maison transparente.
Eh bien, il n’est pas beau, le Rokou-Meïkan. Bâti à l’européenne, tout frais, tout blanc, tout neuf, il ressemble, mon Dieu, au casino [1] d’une de nos villes de bains quelconque, et vraiment on pourrait se croire n’importe où, à Yeddo excepté…
Loti est séduit par les femmes, épouses de dignitaires, qui l’accueillent, élégantes, bien coiffées et bien habillées à l’occidentale, mais il ne peut s’empêcher de finir sa description sur ces mots:
Oh ! très bien, mesdames ; mes compliments sincères à toutes les trois ! très amusantes les attitudes, et très réussis les déguisements.
Il n’aime vraiment pas la décoration du lieu:
Ces tentures contrastent avec la banalité des lanternes vénitiennes, de toutes les fanfreluches pendues au plafond, donnent le sentiment d’une Chine ou d’un Japon qui seraient en goguette, en fête de barrière.
Il n’a pas de mots trop durs pour les femmes habillées à l’occidentale; il reconnait leurs efforts méritoires, mais simplement parce qu’elles sont asiatiques, ces vêtements ne leur vont pas. Au contraire, Loti vante les mérites des ambassadeurs chinois:
Et puis ils font preuve de bon goût, ceux-ci, et de dignité, en conservant leur costume national, leur longue robe magnifiquement brochée et brodée, leur rude moustache retombante et leur queue. [2]
Loti critique aussi la manière de danser, trop automatique et pensée, des Japonaises.
Il conclut pourtant, de façon assez hypocrite et en prétendant, non sans culot, vouloir se rendre utile et plaisant aux Japonais:
En somme, une fête très gaie et très jolie, que ces Japonais nous ont offerte là avec beaucoup de bonne grâce. Si j’y ai souri de temps en temps, c’était sans malice. Quand je songe même que ces costumes, ces manières, ce cérémonial, ces danses, étaient des choses apprises, apprises très vite, apprises par ordre impérial et peut-être à contre-cœur, je me dis que ces gens sont de bien merveilleux imitateurs et une telle soirée me semble un des plus intéressants tours de force de ce peuple, unique pour les jongleries.
Cela m’a amusé de noter, sans intention bien méchante, tous ces détails, que je garantis du reste fidèles comme ceux d’une photographie avant les retouches. Dans ce pays qui se transforme si prodigieusement vite, cela amusera peut-être aussi des Japonais eux-mêmes, quand quelques années auront passé, de retrouver écrite ici cette étape de leur évolution ; de lire ce que fut un bal décoré de chrysanthèmes et donné au Rokou-Meïkan pour l’anniversaire de la naissance de S.M. l’empereur Muts-Hito, en l’an de grâce 1886.
C’est évidemment le mot « jongleries » qui a attiré mon attention. Bien sûr, mes recherches orientent la façon dont je lis ce texte, mais je ne peux m’empêcher de noter comme Loti place sa description du bâtiment et de la fête de Tokyo dans un cadre de sociabilité et de fêtes françaises : casino, fêtes vénitiennes, goguette, fête de barrière, déguisements, casino de province et, finalement, jongleries. C’est à dire qu’il cite toute une série de lieux et de circonstances où les acrobates jongleurs japonais et leurs imitateurs occidentaux se produisaient en France. La prégnance du premier contact de Loti avec la culture japonaise, ces spectacles de music hall et de cirque que donnaient des saltimbanques japonais, me semble très forte. Elle en modifie sa perception du Japon réel lorsqu’il visite le pays et la présentation qu’il en fait à ses lecteurs.
[1] Plus loin, p. 87, Loti reprendra cette comparaison: « une décoration de casino de second ordre ».
[2] Loti mentionne aussi un groupe de Japonaises habillées très traditionnellement et qui ne dansent pas, un « groupe un peu hiératique », les « princesses du sang et [l]es dames de la cour ». Loti est fasciné et décrit longuement leurs costumes et coiffures; il ne peut s’empêcher d’aller inviter l’une d’entre elles à danser, mais il se fait gentiment éconduire.
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