Quelle autobiographie réjouissante que voici ! Margaret Brooke (1849-1936) se raconte dans un livre qu’elle publia en 1934 sous le titre original de Good morning and good night. Aujourd’hui traduite en français par Michelle Deperrois-Fayet et Christine Ribardière, aux Éditions Magellan & Cie, cette autobiographie dresse le portrait de cette femme d’une famille noble britannique, née en France et qui deviendra reine de Bornéo.
Les historiens en ont conscience, les autobiographies sont toujours à étudier avec prudence. Celle-ci ne fait pas exception mais il faut bien avouer que rarement ce type d’exercice fut teinté d’autant de couleurs, de lumière et de chaleur, au sens propre comme au sens figuré.
Margaret Brooke pourrait presque être une héroïne de Jane Austin avec une touche de Rudyard Kipling. Esprit vif, indépendant et curieux, elle n’hésitera pas longtemps avant d’accepter la demande en mariage de son vieux cousin, Charles Brooke, « rajah blanc » du Sarawak. Tout, même ce mariage arrangé, plutôt que de rester à s’ennuyer dans les mondanités anglaises. Et voilà qu’elle nous embarque avec elle dans son voyage qui la mènera dans un « royaume », où vivent, entre autres, les terrifiants Dayaks, coupeurs de têtes.
Bien sûr, à la lecture de ce livre, très vite le lecteur se rend compte que la principale protagoniste semble vivre dans un monde parallèle. Les méchants coupeurs de têtes deviennent vite de bons fermiers voire des amis.
D’ailleurs, s’il y a une expression qui revient très fréquemment c’est bien « nous devînmes rapidement ami.e.s » car la rani (femme du rajah) devient amie avec tout le monde : les nobles, les serviteurs, les Malais, les visiteurs, les prisonniers, les grands hommes de lettres, les musiciens et je dois en passer.
Pour autant, tout aussi enthousiaste que semble être Margaret Brooke, il est évident que la vie réserve à tout le monde son lot de malheurs et la postface de l’historien Alain Quella-Villéger est là pour nous le rappeler. Cette femme qui eut six enfants, connut la disparition de quatre d’entre eux, dont trois en bas âge, et à quelques jours d’intervalle, à cause du choléra. Est-ce par pudeur qu’elle ne s’appesantit pas sur ses malheurs ? Son mari était un homme « réputé inflexible, taciturne, sans humour, […], sauvage même » qui comprit vite les enjeux du Sarawak au point où il « était plus à l’aise parmi les autochtones des forêts qu’entre les murs des salons de la Tamise. »
Si le mariage fut un mariage arrangé, le respect mutuel semble présent, il n’empêche néanmoins que Charles Brooke eut de nombreuses maîtresses et que les nombreux retours en Angleterre de Margaret montrent de façon évidente que tout n’allait pas bien dans le meilleur des mondes. Elle « entend présenter un royaume béni, beau, avec un peuple heureux et reconnaissant, mais ses propres départs réguliers ne peuvent faire oublier qu’il s’agit à bien des égards d’un territoire équatorial isolé, à la météorologie inconfortable, avec sa faune de serpents, moustiques porteurs de malaria et autres crocodiles d’estuaire… »
Mais enfin, une fois fait le constat que la vie ne l’a pas épargnée plus que n’importe qui, il apparaît très nettement que cette femme, à la personnalité « atypique et attachante » avait tout de même la capacité de voir le verre à moitié plein, plutôt qu’à moitié vide. Elle contribua à la création d’écoles au Sarawak à destination des jeunes filles, apporta son soutien à la femme d’Alfred Dreyfus et lutta avec force contre le racisme. Car, si Margaret Brooke nous « invite » en plein colonialisme, il ne fait aucun doute à la lire, même si de nouveau nous insistons sur le fait que le Sarawak était loin d’être le paradis sur terre ici décrit, il ne fait aucun doute disais-je, que le rajah et la rani, comme le premier rajah blanc avant eux, James Brooke, ne cherchèrent jamais « à imposer un quelconque modèle colonial britannique », bien au contraire.
Quelles que soient les raisons pour lesquelles Margaret Brooke préféra enjoliver sa vie, dont quelques hypothèses sont posées dans la postface, cette autobiographie est un réel voyage qui nous emmène à l’aventure du côté de Bornéo ou à la rencontre de personnalités telles que Henry James, Pierre Loti et tant d’autres.
C’est sans hésiter que vous pouvez vous lancer dans « ce savoureux récit, coloré autant qu’étonnant, ponctué de scènes en technicolor très cinématographiques, comme de drames terribles [et qui] commence aux environs de Paris… »
Bon voyage !
https://actualitte.com/article/105770/chroniques/reine-de-coeur-au-pays-des-coupeurs-de-tetes