Cette terre perdue au beau milieu du Pacifique Sud fut le théâtre d’un véritable désastre humanitaire et écologique –non pas il y a des siècles lointains, comme le veulent les légendes qui entourent l’île, mais à l’époque moderne, par la faute des Européens.
Île de Pâques
Eaux: Polynésie / océan Pacifique Sud
État: Chili
Coordonnées géographiques: 27° 07′ 10″ S, 109° 21′ 17″ O
Superficie: 164 km2
Ouverte à la visite
Il faut imaginer la sidération que devait provoquer la silhouette de Rapa Nui (le nom originel de l’île de Pâques) chez les navigateurs polynésiens lorsqu’elle se profilait à l’horizon. À l’apogée de la civilisation insulaire du même nom, les abords de l’île étaient hérissés d’immenses bustes de pierre qui tournaient le dos à la mer. Les moaïs, des statues taillées dans la roche volcanique dont est faite l’île, étaient des représentations des ancêtres des insulaires.
Les Européens qui firent la «découverte» –selon l’expression colonialiste encore bien trop souvent en usage de nos jours– de l’île quelques siècles plus tard, en 1722, n’eurent pas droit à ce spectacle époustouflant. Les statues gisaient à terre, renversées. Les habitants de l’île, qui avaient érigé pendant des siècles plus d’un millier de ces géants –certains moaï mesuraient jusqu’à 9 mètres de haut– avaient entre-temps délaissé progressivement cette pratique pour s’adonner au culte de l’homme-oiseau, une divinité ancienne, présente dans plusieurs îles de la Polynésie.
Un siècle et demi plus tard, en 1872, lorsque l’écrivain français Pierre Loti, embarqué sur une frégate, fait escale sur l’île, c’est la désolation, comme il le note dans son Journal d’un aspirant de La Flore:
«La population, dont la provenance est d’ailleurs entourée d’un inquiétant mystère, s’éteint peu à peu, pour des causes inconnues, et il y reste, nous a-t-on dit, quelques douzaines seulement de sauvages, affamés et craintifs, qui se nourrissent de racines; au milieu des solitudes de la mer, [l'île de Pâques] ne sera bientôt qu’une solitude aussi, dont les statues géantes demeureront les seules gardiennes.»
Suicide écologique
Selon l’ethnologue français Alphonse Louis Pinart, qui se rend sur l’île à la même époque, sa population serait passée de 2.500 personnes à seulement une petite centaine au cours du XIXe siècle.
Cette situation démographique catastrophique a donné lieu dans le monde occidental à des tentatives d’explication faisant du peuple Rapa Nui l’artisan de sa propre extinction. Le fait que les moaïs aient été trouvés couchés sur le sol lors de l’arrivée des premiers bateaux européens au XVIIIe siècle a été interprété à tort comme un indice d’une guerre civile qui aurait éclaté sur l’île, au cours de laquelle les Rapa Nui se seraient entretués.
Dans l’absence de forêt sur l’île, on a longtemps vu l’indice d’un suicide écologique: les habitants de l’île en auraient surexploité les ressources, provoquant une famine qui les aurait décimés. Ce mythe de l’effondrement écologique a scellé des décennies durant la légende de cette île mystérieuse, alimentant les fantasmes morbides –certains allant même jusqu’à parler d’un «syndrome de l’île de Pâques».
Les recherches archéologiques récentes, parmi lesquelles celles du spécialiste belge Nicolas Cauwe, dont nous recommandons fortement les entretiens passionnants diffusés sur France Inter et Radio France, réfutent catégoriquement ces deux thèses, pour plusieurs raisons.
Premier argument: aucune trace d’armes attestant de violents combats n’a été retrouvée sur l’île, et de plus, les moaïs n’ont pas été renversés avec brutalité, mais délicatement démontés de leurs socles, comme en témoigne le bon état de conservation des statues.
Second argument: si la forêt primaire de l’île a bien été déboisée au fil des siècles par ses habitants, cela n’était pas uniquement pour transporter sur des troncs d’arbres les blocs de tuf dans lesquels étaient taillés les moaïs à divers points de l’île, mais avant tout pour étendre leurs terres arables. Prospère jusqu’à l’arrivée des Européens, l’île n’a connu aucune disette.
Maladies et esclavagisme
Rapa Nui s’est vidée de ses habitants pour un faisceau de raisons, toutes liées à la présence européenne sur l’île. Les dizaines de bateaux occidentaux qui ont accosté sur l’île au XIXe siècle avec à leur bord des missionnaires catholiques ont d’abord amené avec eux diverses maladies, à l’instar de la tuberculose et de la lèpre, contre lesquelles les Rapa Nui n’avaient pas d’immunité. Des marchands d’esclaves se sont également rendus sur l’île à plusieurs reprises pour y capturer plus d’un millier d’insulaires, qu’ils revendaient ensuite aux exploitants des gisements de guano sur les îles péruviennes de Chincha.
Le passage d’un certain Jean-Baptiste Dutrou-Bornier, capitaine de la Marine française qui débarque en 1868 avec des missionnaires, a par ailleurs marqué un tournant sanglant sur l’île. Brutal, avide de pouvoir, il s’autoproclame roi de l’île deux ans plus tard et transforme les terres agricoles des autochtones en élevages de moutons, réduisant femmes, hommes et enfants en esclavage. Il finira assassiné quelques années plus tard. Sa présence sur l’île a causé plusieurs départs en catastrophe de missionnaires et d’autochtones, créant des diasporas sur d’autres îles polynésiennes.
L’élevage intensif de moutons ne fut pas abandonné pour autant, passant aux mains de la société chilo-écossaise Williamson-Balfour Company à la fin du XVIIIe siècle, l’île ayant entre-temps été annexée par le Chili, dont la côte se trouve à 3.500 kilomètres de là… Cette surexploitation des prairies de l’île perdurera jusqu’au début des années 1950, ravageant sa flore.
Le retour progressif de la diaspora pascuane permettra de repeupler Rapa Nui. Environ la moitié des 8.000 individus composant la population actuelle de l’île sont des descendants des toutes premières personnes ayant habité l’île. Aujourd’hui, l’île de Pâques est cependant menacée par un autre danger, lui aussi venu du monde extérieur: le tourisme de masse.
Avant la pandémie, une dizaine d’avions atterrissaient chaque semaine sur l’aéroport international de l’île. Chaque année, environ 160.000 touristes venaient admirer les énigmatiques vestiges de pierre du parc national de Rapa Nui, inscrit depuis 1995 sur la liste du patrimoine de l’Unesco. Depuis la pandémie, l’île est en train de repenser son rapport à son patrimoine archéologique et au tourisme.
Ce n’est pas tout. Une autre catastrophe se profile à l’horizon: le réchauffement climatique, et avec lui la montée annoncée des eaux qui entourent Rapa Nui, pourraient bien engloutir les moaïs postés près des côtes. Encore une menace venue de loin à planer sur cette île connue pour être le bout de terre le plus isolé du monde.