Réponse de M. Alfred Mézières au discours de M. Pierre Loti

Alfred Mezieres

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Réponse de M. Alfred Mézières au discours de M. Pierre Loti

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE le jeudi 7 avril 1892

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     

Monsieur,

     C’est aujourd’hui un jour de fête pour la marine. Il y manque malheureusement celui d’entre nous qui avait plus que personne le droit d’y prendre part.     Avant de vous répondre, vous me permettrez de saluer, au nom de l’Académie, le vaillant amiral que vous aviez choisi pour un de vos parrains, qui vous avait donné le double exemple d’une belle vie maritime et d’une belle vie littéraire. Vous l’avez montré tous deux : l’armée de mer ne se contente pas de servir la France par son courage, elle l’honore par son talent. Elle écrit aussi bien qu’elle agit. Personne n’en doutait en vous écoutant tout à l’heure.     Je subissais comme tout le monde le charme de votre parole, et cependant j’étais tenté de vous adresser tout bas un reproche amical. Vous m’enlevez une partie très agréable de ma tâche : vous venez de parler de vous-même comme j’aurais aimé à le faire si vous ne m’aviez prévenu.

     Vous avez aussi parlé heureusement et noblement de l’illustre écrivain auquel vous succédez. Vous étiez bien fait pour le comprendre ; l’Académie savait, en vous nommant, à quelles mains délicates elle confiait son éloge. Quoique vous écriviez comme lui en prose, vous avez comme lui l’âme d’un poète. Le monde moral avec la complexité infinie des passions humaines, lui appartenait ; le monde extérieur, dans sa magnifique étendue, depuis la mer du Nord jusqu’aux mers de la Chine et du Japon, vous appartient. Votre imagination s’en empare pour nous en donner le merveilleux spectacle. Vous nous conduisez dans les régions les plus lointaines : nous vous y suivons sans résistance, séduits et entraînés par le charme de vos descriptions.

     La nature a en elle-même une valeur absolue, mais sa beauté n’est comprise que par ceux qui savent la voir. Des millions d’êtres humains avaient regardé avant vous les lieux que vous décrivez : vous seul, néanmoins, nous en laissez dans l’esprit une image ineffaçable. Cela tient à votre manière de sentir, à la poésie naturelle que vous portez en vous-même. Si l’on voulait découvrir la source où vous puisez cette émotion continue, cette sensibilité toujours prête, c’est à vos propres confidences qu’il faudrait en demander le secret.

     Vous nous avez raconté dans un livre intime les impressions de votre enfance. Nous vous voyons au milieu des vôtres, entouré de la tendresse la plus affectueuse, préservé des premiers chocs de la vie par l’amour d’une mère et de deux tantes exquises, n’ayant sous les yeux que des scènes aimables dans un cadre de verdure et de fleurs, et saisi déjà néanmoins par cette vague mélancolie des choses que vous deviez promener plus tard à travers l’Océan. Déjà la mer vous attire en vous inquiétant ; elle vous promet l’isolement au lieu des affections qui veillent sur vous, et vous ne pouvez résister à l’attrait de l’inconnu, à la séduction de la solitude.

     Il y a en vous comme un pressentiment des angoisses futures : on dirait par moments, pendant quelques minutes furtives, que votre cœur d’enfant est déjà étreint par les émotions qui vous attendent, lorsque, les soirs de décembre, votre bateau ira chercher un abri au fond de quelque baie inhabitée de la côte bretonne, ou lorsque, aux crépuscules de l’hivers austral, vers les parages de Magellan, vous n’aurez d’autre refuge que des terres perdues et des rivages inhospitaliers.

     Peut-être aussi faut-il attribuer à l’éducation religieuse que vous avez reçue la précocité de vos sentiments, le caractère sérieux et profond de vos impressions premières. La Bible est une grande école de poésie. Que de belles images, que de pensées fortes ont dû pénétrer, presque à votre insu, dans votre esprit, lorsque vous entendiez la prière du soir, dite à haute voix par votre père devant la famille assemblée ! Trente ans après, vous êtes encore obsédé par les versets bibliques qui hantent votre mémoire. Vous avez même hésité entre deux vocations : si vous n’aviez pas été marin, vous auriez été pasteur. Vous seriez resté poète, car vous l’êtes profondément ; mais votre poésie aurait choisi d’autres sujets : c’eût été grand dommage pour les lettres ! Vous n’auriez jamais écrit le Mariage de Loti. Votre réputation date de là : ce premier succès a décidé des autres.

     Je m’en souviens aujourd’hui avec un peu de complaisance. L’ouvrage me frappa : j’en parlai dans un journal très répandu, et j’annonçai qu’un écrivain nous était né. Je crois même que je prononçai les grands noms de Bernardin de Saint-Pierre et de Chateaubriand. À coup sûr, je ne pensais pas à Virginie : Rarahu, la petite Tahitienne, ne lui ressemble guère. Elle n’aurait pas perdu la vie par un scrupule de pudeur en refusant d’ôter son vêtement : elle n’en portait aucun. Mais, comme les ancêtres, vous découvriez des contrées inconnues ; comme eux, vous tiriez vos principaux effets du cadre lointain où vous placiez vos personnages ; vous éveilliez notre curiosité, vous provoquiez notre émotion par la nouveauté des scènes qui se déroulaient sous nos yeux.

     Vous ne développiez pas néanmoins les beautés de la nature dans des périodes amples et sonores, avec une majesté tranquille et puissante. Vos procédés, tout personnels, étaient différents. Par une succession de traits rapides, par l’abondance inépuisable des détails, vous arriviez à nous rendre présents, et en quelque sorte familiers, les spectacles les plus éloignés de nos mœurs, les tableaux les plus différents de ceux que nous voyons tous les jours.

     Vos paysages étaient-ils plus ressemblants que ceux de vos prédécesseurs ? Je n’en répondrais pas : je me défie toujours de l’imagination des poètes ; je les soupçonne d’embellir malgré eux la nature. Mais vous paraissiez plus simple, moins suspect de rhétorique, plus rapproché de la vérité. Vous nous donniez l’illusion de la vie réelle, observée de très près et sincèrement reproduite. Ce n’était peut-être qu’une nouvelle magie de l’art, un moyen nouveau de nous surprendre et de nous séduire.

     Mais à quoi bon résister ? Laissons-nous aller à la douceur de cet enchantement. Suivons avec vous la plage embaumée, arrêtons-nous devant l’Océan désert, sous les longs cocotiers, au milieu du calme de la nature ; écoutons le bruissement monotone et éternel des brisants de corail ; regardons les sites grandioses, les mornes de basalte, les forêts suspendues aux flancs des montagnes sombres, et, tout autour de l’île merveilleuse la solitude sans bornes du Pacifique. Sommes-nous déjà las de contempler ces spectacles imposants, la petite main de Rarahu va nous conduire au bord d’un nid qui semble fait pour les amours. « Le sol était tapissé de fines graminées, de petites plantes délicates, d’où sortait une senteur pareille à celle de nos foins d’Europe pendant le beau mois de juin L’air était tout chargé d’exhalaisons tropicales, où dominait le parfum des oranges surchauffées dans les branches par le soleil de midi On n’entendait que de légers bruits d’eau, des chants discrets d’insectes, ou, de temps en temps, la chute d’une goyave trop mure, qui s’écrasait sur la terre avec un parfum de framboise. »

     C’est là que Loti passe des journées délicieuses en compagnie de la jeune Tahitienne, dont la beauté étrange et la grâce sauvage exercent sur lui leur enivrante séduction. Par moments, il semble absorbé dans la volupté de l’heure présente, tout à la joie de vivre sous ce beau ciel, au milieu d’une nature enchanteresse, entre les bras d’une maîtresse sans pareille. Puis, tout à coup, quels retours soudains de la réflexion ! quelle reprise de soi-même ! Votre héros n’a pas été élevé sans profit, comme vous, dans une maison recueillie, au sein d’une famille pieuse ; son enfance n’a pas été inutilement bercée de rêves mystiques et nourrie de pensées graves. Il s’arrache lui-même, par une brusque secousse, à l’engourdissement des sens ; il reconnaît la vanité en même temps que la brièveté du plaisir, et son cœur se gonfle d’une indicible tristesse. Ces lieux pleins de délices, cette enfant exquise, il faudra les quitter tout à l’heure, les quitter pour toujours, sans même être assuré de les avoir compris.

     Deux êtres humains se pénètrent-ils jamais complètement ? Nous livrons-nous nous-mêmes jamais tout entiers ? Ne gardons-nous pas au plus profond de nos cœurs quelque chose de mystérieux et d’insondable ? Combien cela est plus vrai encore quand il s’agit de deux créatures séparées par la race, par le langage, par les mœurs, par la culture et par les traditions !

     Vous nous faites toucher du doigt tout ce qu’il y a d’imparfait dans le bonheur de Loti. L’Européen civilisé a aimé la fille sauvage de la Polynésie, et il ne sait pas, il ne saura jamais ce qui se cache dans ces yeux noirs, sur ces lèvres énigmatiques, au fond de ce cœur fermé ! Voilà le supplice et le châtiment de l’homme moderne. À peine est-il en possession d’une joie, qu’il en sent tout de suites les limites et qu’il en prévoit la fin. Cette note mélancolique reparaîtra dans tous vos ouvrages. Vous n’écrivez presque jamais sans nous laisser entrevoir, sous les spectacles les plus éblouissants de la nature, des mystères et des profondeurs de tristesse.

     C’est là un des charmes de votre talent, c’est pour cela qu’on vous aime. Vous ne vous désintéressez pas de vos peintures : il s’en exhale comme une plainte et un gémissement continus qui, de votre cœur, vont au nôtre.

     Je ne vous dissimulerai pas pourtant que les mariages fréquents de Loti nous empêchent de nous attendrir sur son sort autant que nous le voudrions. Il se désole assurément chaque fois qu’il perd une femme, mais il se console rapidement en en prenant une autre. C’est une question de latitude. Partout où le flot le dépose, il cherche et trouve une Rarahu. À Constantinople, elle s’appelle Aziyadé ; sur la côte de Dalmatie, Pasquala ; à Oran, Suleima ; au Japon, Mme Chrysanthème. Celle-ci n’est pas la plus séduisante, mais elle est la plus drôle de la collection. Vous nous tracez d’elle, de sa famille, de ses amis et de ses compatriotes, des portraits bien amusants. Dans votre œuvre, habituellement sérieuse, et qui, même ici, garde par endroits une teinte de mélancolie, le Japon offre un intermède comique.

     Au loin, une ville immense, des sites grandioses, une nature pittoresque ; de près, un cadre et des personnages précieux, maniérés, artificiels et grotesques. Dans des jardins grands comme la main, avec des arbres hauts comme des choux, des lacs en miniature remplis de poissons rouges et des taupinières qui simulent des montagnes, s’élèvent des maisonnettes à compartiments en bois et en papier. Un seul côté tient bon ; les trois autres côtés glissent sur des coulisses, s’ouvrent, se ferment et se subdivisent en autant de boîtes ou de tiroirs que l’exige le nombre des habitants.

     C’est là qu’on prie devant un Bouddha toujours éclairé, qu’on fume dans des pipes minuscules et qu’on mange avec des bâtonnets une foule de choses extraordinaires, des petits poissons secs, des crabes et des haricots au sucre, des fruits au vinaigre et au poivre. C’est là aussi que s’agitent des passions comme les nôtres, que le besoin de vivre amène des accommodements, des combinaisons et des arrangements d’existence que nous croyions réservés à nos vieilles civilisations d’Occident. M., Mme et Mlles Cardinal existaient au Japon avant d’avoir été découverts et décrits par un de nos confrères les plus spirituels. Là-bas aussi tout se passe avec dignité et gravité. La famille entière, en toilette de cérémonie, accompagne et installe la jeune fille chez son mari d’occasion. On ne saurait trop honorer le noble étranger qui daigne jeter les yeux sur une enfant du pays et lui témoigner des sentiments généreux. Pour plus de sûreté cependant, on débat et on fixe le prix d’avance ; on prend l’autorité à témoin de la solennité du contrat. C’est sous I’œil bienveillant du gouvernement, en vertu d’un acte en bonne forme, signé devant la police, que se concluent ces unions de trois mois ou de trois semaines.

     Loti, du reste, n’est pas trompé : Mme Chrysanthème ne vaut ni plus ni moins qu’il ne croyait. Lorsque passent devant ses yeux des visions de jalousie fâcheuses, il prend courage en contemplant la sérénité de son propriétaire, M. Sucre. La femme de M. Sucre, Mme Prune, recevait autrefois beaucoup de visiteurs. Quand elle était occupée avec l’un d’eux et qu’un nouvel arrivant survenait, le mari faisait prendre patience au nouveau venu en trempant son pinceau dans l’encre de Chine et en peignant sur une jolie feuille de papier de riz deux cigognes, qu’il lui offrait gracieusement comme un souvenir d’amitié. C’est là une image tout à fait calmante, un exemple réconfortant.

     Mais que pense Mme Chrysanthème ? Qu’y a-t-il derrière ce front étroit, dans cette cervelle d’oiseau ? Loti, quoique au fond très sceptique, croit entrevoir quelquefois dans les yeux bridés de sa compagne des lueurs de sentiment ; il lui semble même, à certaines inflexions de voix câlines et tendres, que ce petit cœur inconnu commence à battre. Il n’est fixé que le jour du départ, quand il entre sur la pointe du pied pour faire ses adieux et qu’il trouve la sensible Mousmé un marteau à la main, comme un changeur, en train de vérifier si les piastres blanches qu’elle a reçues rendent un son de bon aloi. Voilà une découverte qui coupe naturellement court aux attendrissements de la séparation. Reste l’exquise politesse du pays, à laquelle Mme Chrysanthème se garderait bien de manquer. Lorsque son seigneur et maître la quitte, elle se prosterne sur le seuil de la porte le front contre terre, jusqu’à ce qu’il disparaisse. En se retournant, Loti peut la voir encore dans cette posture et y trouver le résumé de la civilisation japonaise.

     L’extrême Orient ne vous rappelle pas seulement, Monsieur, des scènes de plaisir. Vous y avez été mêlé à de grands événements, vous en rapportez des souvenirs de gloire ; vous étiez des combattants de Formose, vous faisiez partie de l’escadre commandée par l’amiral Courbet. Personne ne lira sans émotion les pages que vous consacrez à cette noble mémoire. Votre chef y revit tout entier, avec sa physionomie austère, avec la justesse de son coup d’œil et la fermeté de son commandement, exigeant et obtenant tout de ses subordonnés, n’admettant ni discussion ni objection ; mais si sûr de lui-même et si habitué à la victoire qu’au plus fort du péril il faisait passer dans toutes les âmes sa confiance intrépide. Aucun officier ne connaissait ses plans, qu’il tenait soigneusement cachés ; mais on les savait si justes et si bien préparés qu’on s’abandonnait sans résistance à une direction si ferme. Puis, comme vous le dites en termes exquis, « après l’action qu’il avait durement menée, avec son absolutisme sans réplique, il redevenait tout de suite un autre homme très doux, s’en allant faire la tournée des ambulances avec un bon sourire triste ; il voulait voir tous les blessés, même les plus humbles, leur serrer la main ; et eux mouraient plus contents, tout réconfortés par sa visite ».

     Tous les soirs, à Ma-Kung, il portait aux malades des paroles de consolation. Quelques jours avant sa mort, il traversait la rade sous une pluie d’orage pour aller jusqu’au campement de l’infanterie de marine embrasser un lieutenant à l’agonie ; il suivait tête nue sur la plage empestée le convoi d’une autre victime. Le premier au devoir, le premier au péril, il avait le droit d’exiger que chacun l’y suivît.

     Une armée commandée par un tel chef ne connaît ni hésitation ni défaillance. Il tient entre ses mains tous les cœurs et les anime de son propre courage. Vous les avez vus, Monsieur, les soldats et les marins de l’amiral Courbet, vous avez été témoin des prodiges d’héroïsme que cette poignée d’hommes accomplissait sous les balles chinoises, sous un ciel meurtrier, à des milliers de lieues de la patrie ; vous les avez vus souffrir et mourir pour le drapeau, pour la France lointaine, sans un murmure et sans une plainte. Et ceux qui survivaient, affaiblis, épuisés par la chaleur, par la dysenterie, par la fièvre, n’ont trouvé de larmes que le jour où ils ont appris la maladie et la mort de leur chef. Ah ! vous avez bien raison de le dire, cette douleur marquée sur ces mâles visages, ces larmes silencieuses des matelots du Bayard, voilà la plus belle oraison funèbre d’un grand homme de guerre.

     Dans le récit d’une campagne héroïque, vous n’avez garde d’oublier ceux que vous commandez. Ils sont, en effet, vos favoris. C’est à eux que vous réservez vos sympathies. Aucun enchantement de la nature ne les arrache de votre cœur. Au milieu des plus beaux spectacles, vous revenez sans cesse en pensée aux compagnons de vos fatigues et de vos dangers, aux marins qui servent sous vos ordres, dont vous mettez tous les jours le dévouement à l’épreuve. Vos écrits sont tout pénétrés d’un sentiment qui vous est particulier. Vous êtes pour vos soldats plus qu’un chef, vous les traitez en frères. Vous-même, dans Mon frère Yves, avez trouvé le mot qui répond le mieux à votre pensée.

     Nulle part dans notre langue on n’avait encore parlé avec un tel accent de ces modestes serviteurs de la patrie. On les saluait de loin comme des héros de tout temps populaires et dont le siège de Paris avait rajeuni la gloire ; on les connaissait peu ou mal. Le premier, vous nous faites entrer dans leur intimité, vous nous dévoilez insensiblement le fond de ces âmes simples et fortes, et, sans dissimuler, sans excuser leurs fautes, vous nous les faites aimer comme vous les aimez vous-même. Grâce à vous, les marins ont trouvé leur historien, ou plutôt leur poète, car vous mêlez à tout ce que vous écrivez sur eux un sentiment poétique dont les soucis d’une profession dure et active n’ont point altéré la fraîcheur.

     Mon frère Yves est une figure nouvelle dans la littérature française. Elle vous appartient sans conteste ; vous seul l’avez créée et animée. Elle vit dans nos mémoires avec une netteté extraordinaire, elle représente une race et un type, le matelot breton. Vous personnifiez en elle les qualités et les défauts de milliers de ses semblables. Nous voyons Yves tout petit sur la côte brumeuse, sous le ciel triste de la Bretagne, dans la maison basse et couverte de mousse où il a grandi ; orphelin très jeune, se rappelant à peine le visage de son père disparu dans une tempête ; élevé par une mère pauvre et chargée d’enfants ; engagé comme mousse à quatorze ans pour lui venir en aide, lui envoyant régulièrement ce qu’il gagne, et depuis lors matelot de l’État, ballotté sur toutes les mers, insouciant et intrépide. Maintenant sa véritable patrie, c’est le bord. C’est là seulement qu’il paraît a son avantage, dans le cadre qui lui convient, au milieu de fatigues qu’il supporte et de dangers qu’il affronte le sourire aux lèvres, avec un courage tranquille.

     Mais s’il descend à terre, il est perdu. Pour lui comme pour tant d’autres, après de longs voyages et de longues privations, la terre est la grande, l’irrésistible séductrice. Là le cabaret l’attend avec l’alcool, l’odieux alcool qui trouble ces jeunes cerveaux, qui transforme en brutes les meilleurs et les plus doux. Il y a bien entre les scènes répétées d’ivresse des accalmies et des haltes. À certaines heures, Yves est repris tout entier par les souvenirs de son enfance, enveloppé par l’atmosphère calmante et saine de la campagne bretonne. L’ordre qui règne dans les maisons, l’aspect tranquille des hommes et des choses, l’attitude des aïeules graves et recueillies dans leur costume traditionnel, le maintien modeste des jeunes filles aux purs visages, ce je ne sais quoi de placide et d’honnête qui flotte dans les paysages champêtres, amollissent le cœur, en le disposant au remords et au repentir.

     Une fois même, Yves se laisse si bien reprendre au charme du pays natal qu’il demande et qu’il obtient la main d’une jeune paysanne bretonne. Lui qui roule depuis dix ans à travers l’Océan, qui a semé une parcelle de sa jeunesse sur tous les rivages, dans toutes les tavernes des deux mondes, le voilà transformé en mari et en père. Il joue d’abord son rôle avec conviction, avec une gaucherie pleine de candeur. On sent néanmoins que cela ne durera pas. Il n’est pas mûr encore pour cette existence paisible. La nostalgie de la mer le ressaisit. Ses poumons ont besoin d’un air plus vif, ses yeux de spectacles plus variés, ses sens d’émotions plus fortes. Il lui faut le tangage du navire, la lutte contre les éléments, la grande voix des vagues mugissantes et puis aussi, hélas ! les sensations aiguës, la brutalité de l’ivresse.

     Sa femme et son fils, grelottants, ont beau l’attendre dans le froid logis, il revient sombre et farouche, le regard mauvais, le front contracté, les lèvres muettes. À bord, on le rapporte les vêtements en lambeaux, le visage meurtri, gardant encore sur ses traits décomposés un air de défi et de révolte. Ses chefs auxquels il obéit docilement en temps ordinaire, il ne les reconnaît plus, il les insulte quelquefois ; peu s’en faut qu’il ne les frappe. Vous-même, Monsieur, son frère et son protecteur, vous n’êtes plus sûr de son obéissance. Dans ces moments terribles, vous n’oseriez pas lui donner un ordre, heurter de front la bête humaine.

     Pourquoi l’aimez-vous cependant ? pourquoi vous obstinez-vous à le sauver malgré lui et finissez-vous même par le tirer de l’abîme où sans vous il s’enfonçait ?

     C’est que vous avez découvert au fond de cette âme inculte des trésors de patience, de volonté, de courage. Vous l’avez vu pendant les longues navigations des mers australes, sur les vergues secouées par la tempête, sous la grêle, sous l’écume de la mer qui brûlait le visage, les mains ensanglantées, le dernier à son poste de danger, se cramponnant à la mâture, alors que des grappes humaines se balançaient dans le vide et que la rafale emportait ses camarades. Peut-être dans quelque recoin obscur d’un cœur si vaillant se cache-t-il une étincelle divine, une lueur de sensibilité qui purifiera tout. Après bien des incertitudes et bien des rechutes, votre espérance se réalise. Vous pouvez maintenant saluer le matelot breton dans sa maison de Toulven, toute parfumée de fleurs, sous les grands hêtres moussus, près des étangs verdâtres et des plaines de bruyères roses. Il ne reste plus des tourments d’autrefois qu’un grand besoin de paix et de joies domestiques. L’âme refleurit et respire comme la campagne après la tempête.

     Votre héros est-il bien guéri ? Vous n’en savez rien vous-même ; vous ne comptez qu’à demi sur une conversion définitive, et vous terminez toujours par une réflexion mélancolique. Votre gaîté n’a qu’un temps, vos joies sont passagères. Vous ne parsemez de fleurs le chemin de la vie que pour nous en faire sentir plus fortement la tristesse finale. Vous avez beau recouvrir d’une poésie éclatante les scènes que vous peignez, chanter l’hymne de la jeunesse, de la force, de la beauté, de l’amour, tout ce que vous écrivez s’empreint d’une invincible tristesse. À peine nous avez-vous montré ce qu’il y a de plus vivant et de plus aimable, que vous nous avertissez par un mot rapide, par une réflexion involontaire, de la fragilité des choses. Votre mélancolie, qui n’a rien d’apprêté, semble venir du plus profond de vous-même. Au delà du bonheur présent et de l’heure fugitive où on en jouit, vous apercevez avec une clairvoyance implacable les déceptions ou les douleurs que nous réserve l’avenir. Peut-être est-ce un souvenir de la vie toujours exposée du marin. Mais le malheur ou la mort planent sur vos romans comme des vautours qui guettent leur proie.

     Lorsque vous nous présentez Jean Peyral, le beau spahi sénégalais, vous nous faites espérer qu’au sortir du pays noir, après la monotonie des journées énervantes sous un ciel de feu, après la tristesse des plaines arides et des horizons nus, il finira par retrouver un jour dans un repli des Cévennes les rochers couverts de mousse, les ruisseaux murmurants et les châtaigniers ombreux dont la nostalgie le poursuit à travers l’Océan, les vieux parents dans l’humble logis et la fiancée toujours fidèle. Mais tout cela n’est qu’un mirage, I’illusion d’une âme naïve. Sa fiancée, lasse de l’attendre, en épousera un autre. Lui-même ne reverra jamais les montagnes natales.

     Au delà de Podor, sur un des chemins perdus de la mystérieuse Afrique, pendant une reconnaissance, au milieu des hautes herbes, il sera assailli par des nègres en embuscade, renversé de cheval, et, malgré une résistance héroïque, assassiné à coups de couteau. Longtemps le père et la mère attendront au coin du foyer, dans les veillées d’hiver, l’enfant de leur amour ; au moment même où leur cœur s’ouvrira à l’espérance de le revoir, son corps sera déchiré par les bêtes féroces, ses os traîneront sur le sable, son crâne blanchira sous le vent du désert.

     Voilà, Monsieur, quelques-uns des spectacles que vous aimez à nous montrer. Vous nous faites ainsi passer de la douceur des sentiments les plus purs à l’angoisse des sensations les plus poignantes. Sentiments, sensations ! C’est bien là ce qui distingue deux écoles de romanciers, celle d’autrefois et celle d’aujourd’hui ; l’une qu’on accuse d’avoir vieilli, l’autre qui sera bientôt plus vieille encore et plus démodée, si on en juge par les indignations saintes, par le retour vers l’idéal qu’elle provoque dans une partie de la jeunesse affamée de mysticisme, aux prises avec les mystères de l’inconnu et de l’au-delà.

     Vous plaidez la cause de l’ancienne école, vous venez de la défendre contre les dédains du présent dans une profession de foi émue et courageuse ; mais vous êtes aussi de votre temps. Quoique vous restiez un idéaliste convaincu, vous ne reculez pas devant la reproduction la plus hardie de la réalité. Le sentiment qui suffisait à Feuillet pour écrire l’histoire intime des âmes, ne vous suffirait plus pour nous montrer le dehors des choses. La nature même de votre talent, la faculté de tout voir et de tout colorer qui vous est particulière, vous entraînent vers un autre théâtre. Sur la vaste scène du monde, ce sont les images qui vous frappent les premières, qui s’enfoncent les premières dans votre cerveau ; les idées ne s’éveillent qu’à leur suite. L’émotion qui fait vibrer votre âme vous arrive par les yeux. Si vous les fermiez, l’univers vous paraîtrait inanimé ; vous n’entendriez plus les voix secrètes de l’idéal.

     Vous vous réclamez avec grâce de votre prédécesseur, vous invoquez entre vous et lui une parenté intellectuelle. N’est-ce point là une illusion ou un artifice de piété académique ? Par certains côtés, vous appartenez au contraire à une famille d’esprits tout différents. Vous qui ne lisez rien, vous avez lu Flaubert. Un instinct mystérieux, une affinité inconsciente vous attiraient sans doute vers lui. Vous ne vous contentez pas, comme Octave Feuillet, d’émouvoir les cœurs ; vous voulez parler à nos sens ; vous avez parfois besoin d’étaler sous nos yeux les spectacles matériels, les traits qui se décomposent, les membres qui se tordent sous la douleur, le râle qui s’échappe des poitrines sifflantes les convulsions suprêmes de l’agonie et de la mort.

     Aucun roman naturaliste ne dépasse en puissance et en horreur la peinture que vous nous faites des dernières années, des derniers jours d’un vieux marin. Dans la plus récente de vos œuvres, dans le rêve délicieux que vous intitulez Fantôme d’Orient après nous avoir bercés par la musique de vos paroles, après nous avoir enivrés de lumière et de poésie, vous entr’ouvrez tout à coup un coin noir de Stamboul, la porte d’un taudis sombre ; vous nous amenez au chevet d’une négresse en guenilles agonisant sur un grabat sordide. Vous avez calculé votre effet. Vous nous teniez suspendus entre le ciel et la terre, sur un nuage d’azur : par une brusque secousse, vous nous précipitez dans l’enfer de la réalité.

     L’école nouvelle, même la vôtre, ne connaît pas les scrupules littéraires qui tourmentaient la vie et qui troublaient la conscience d’Octave Feuillet. Pourvu qu’elle secoue nos nerfs, qu’elle fasse passer dans nos veines un frisson de pitié ou de terreur, les moyens lui sont indifférents. Sentiments et sensations, angoisses morales et souffrances physiques, tout vous est bon, Monsieur, pour nous arracher des larmes. Personne de notre temps n’en fait plus verser que vous. Vous avez au plus haut degré le don du pathétique, mais ce n’est ni le pathétique de Sibylle ni celui de Julia de Trécœur.

     Vous connaissez heureusement des moyens moins violents de nous émouvoir. Vous nous touchez plus profondément encore dans les peintures plus discrètes de la douleur morale.

     D’où vient le charme puissant de Pêcheur d’Islande sinon de la tristesse infinie que vous y avez répandue ? Que tout cela est triste en effet, depuis le pale soleil de la mer du Nord jusqu’aux landes désolées de Ploubazlanec ! Et cependant vous éclaircissez la sévérité du paysage par la peinture du plus délicat, du plus pur amour ; sous ce ciel habituellement sombre, vous faites éclore une fleur délicieuse, du parfum le plus suave et le plus pénétrant. De quelle main légère vous tracez le portrait de votre héroïne ! Elle ne ressemble à aucune de vos créations antérieures. Les femmes que vous mettiez en scène jusque-là n’étaient faites que pour le plaisir. Celle-ci a la grâce et le charme d’une vierge. Son âme innocente ne s’ouvre qu’à des pensées chastes. Elle pourrait ne pas aimer, se consacrer uniquement à Dieu comme tant de filles bretonnes. Mais si l’amour entre dans ce cœur virginal, il s’en emparera tout entier et pour toujours. À peine a-t-elle aperçu le clair regard d’Yann fixé sur elle, qu’elle lui appartient déjà. Elle ne voudra plus, elle ne pourra plus se reprendre. Pendant les tièdes soirées d’été, sur la place de Paimpol, par la fenêtre ouverte, à quoi pense la jeune fille ? Bien loin, au delà des horizons connus, vers la vaste étendue des eaux mornes et glacées, elle cherche le visage du bien-aimé, elle sourit intérieurement à l’espérance de le revoir bientôt, elle prépare les paroles qu’elle lui adressera et qui ne pourront manquer de toucher son cœur. Et lui, dans ses longues croisières, lorsqu’il est bercé par la vague ou secoué par la tempête, entrevoit-il, sur la côte bretonne, un fin profil de femme qui l’appelle et qui l’attend ? Peut-être ; mais si cette vision le poursuit, il en ensevelit l’image dans le plus profond de son cœur, il promet à ses amis, il se jure à lui-même de n’épouser que la mer.

     Redoute-t-il de se laisser amollir par les douceurs de l’amour, ou ne craint-il pas plutôt d’associer une frêle destinée à sa dangereuse existence ? Que de fois, pendant qu’il tenait la barre dans ses mains crispées, à bout de forces, ruisselant d’eau, transi de froid, fuyant avec une suprême énergie sur la mer démontée, assailli par des lames furieuses, sentant le bateau trembler et menacer de se disjoindre à chaque secousse, il a entrevu la mort prochaine, inévitable ! Faut-il condamner celle qu’on aime aux angoisses de l’attente, aux horreurs du veuvage ? Ne vaut-il pas mieux n’exposer et ne sacrifier que soi ?

     Mais elle, la vaillante, elle a dans les veines le sang des hommes de mer. Elle connaît le péril, et elle le brave. Les rencontres funèbres elles-mêmes, les avertissements qui se multiplient sous ses pas, n’ébranlent pas son courage. Dans la vieille chapelle battue par les vents du large, elle voit le nom de Gaos inscrit trois fois sur des plaques de naufragés. Elle prie et elle pleure pour ceux qui sont morts si jeunes et si loin ; mais son amour n’en devient que plus profond, mêlé maintenant d’attendrissement et de pitié.

     Vous ne refusez pas à la pauvre enfant quelques heures de félicité, vous ramenez à ses pieds Yann, vaincu par tant d’amour, et vous écrivez même l’idylle charmante de leur bonheur, mais c’est pour mieux nous faire sentir la cruauté du lendemain. Vous aimez les contrastes cruels. La vieille Moan riait aussi ; elle contait plaisamment des histoires joyeuses la dernière fois qu’elle promenait dans les rues de Brest son petit-fils Sylvestre. Puis, après de longs silences, elle apprenait tout à coup qu’elle ne le reverrait plus, qu’il dormait là-bas, l’enfant de dix-neuf ans, le dernier de sa race, dans le cimetière de Singapour, la poitrine trouée par une balle chinoise.

     Les larmes après le rire, la douleur après la joie, n’est-ce pas l’éternelle leçon que nous donnent les choses, le résumé de la vie humaine, l’antithèse favorite des grands poètes, les lendemains de Juliette, de Desdémone et de doña Sol ? Seulement les malheurs que chantent les poètes sont ou imaginaires ou atténués par le lointain de l’histoire, par le merveilleux de la légende. C’est l’art de l’écrivain qui nous émeut, ce n’est pas l’angoisse de la réalité. L’émotion que vous provoquez est plus poignante. L’histoire d’Yann et de Gaud date d’hier, elle recommencera demain, toujours, aussi longtemps que les pêcheurs de Paimpol iront jeter leurs lignes dans la mer d’Islande. Pendant de longs mois le logis sera préparé et orné pour le retour, mais tous ne reviendront pas. Chaque année des femmes, des fiancées, des mères guetteront sur le rivage l’arrivée des bateaux ; elles aussi, quand la voile attendue tardera à paraître et qu’elles auront fatigué leurs yeux à la chercher sur l’Océan, elles iront prier à la chapelle des naufragés, elles regarderont avec terreur sur la muraille la place vide où sera peut-être demain une inscription funéraire.

     Ces douleurs de la vie maritime existaient avant vous. Depuis des siècles la saison d’été ramène dans bien des cœurs les mêmes angoisses, sur bien des têtes les mêmes menaces. D’où vient que nous le savions à peine ? Pourquoi le grand public ignorait-il le double drame qui se joue chaque été sur la mer d’Islande et sur les côtes de la Bretagne ? Personne n’en avait encore fixé en traits durables les péripéties émouvantes, personne n’en laissait dans nos esprits une image immortelle. Vous l’avez fait le premier, Monsieur : c’est votre honneur.

     Vous en êtes récompensé par la popularité de votre œuvre, par la reconnaissance que vous témoignent nos populations maritimes. Elles savent bien ce qu’elles vous doivent. Quand un malheur plus cruel que les autres s’abat sur elles, quand la mer implacable a dévoré plus de victimes, les mains se tendent vers vous comme vers un bienfaiteur. C’est vous qu’on charge de faire appel à la pitié publique, ce sont les pages de votre livre qui font pleuvoir l’or dans la bourse des quêteuses. Telle est l’influence des lettres : elles n’honorent pas seulement l’esprit humain, elles élèvent et elles fortifient l’âme en y développant le germe des sentiments généreux. M. de Montyon ne se trompait pas lorsqu’il confiait à une compagnie littéraire le soin de découvrir et de récompenser les belles, actions. Cette compagnie vous attendait, Monsieur. En écrivant Pêcheur d’Islande, vous aviez conquis un double titre à ses suffrages. Votre jeunesse, qu’on invoquait contre vous, n’était pas un obstacle ; elle nous charmait au contraire en nous donnant l’espérance de vous conserver plus longtemps parmi nous.

     Votre prédécesseur était bien jeune aussi lorsque l’Académie lui ouvrit ses portes. Mais que cette jeunesse avait d’éclat, d’élégance et de séduction ! Dans quelles régions charmantes elle nous entraînait à sa suite !

     Octave Feuillet ne nous ouvrait pas comme vous les perspectives infinies des horizons lointains. Il ne vous aurait pas suivi dans vos courses rapides. Il était au contraire le plus casanier des hommes. Le chemin de fer lui faisait peur : il en était resté à la diligence, tout au plus à la chaise de poste. Mais il explorait le monde moral avec la curiosité aiguisée et ardente que d’autres apportent dans l’exploration du monde physique. Il aimait à observer les recoins les plus secrets de l’âme humaine, à découvrir surtout ce que cache un cœur de femme, ce qu’un visage paisible ou une apparence tranquille peuvent dissimuler de désirs, de passions et d’orages. les abîmes de la mer sont moins profonds que ceux de la conscience. Il naviguait dans ces parages dangereux, sur ces eaux parsemées d’écueils, avec une sûreté merveilleuse.

     Il avait pour se guider un sentiment très élevé de l’art, une distinction souveraine, le respect des lettres, le respect du public, le respect de lui-même. Dans son œuvre si riche et si variée il n’arrête jamais notre attention sur des sujets grossiers, il ne rabaisse jamais l’esprit humain à l’observation des vulgarités de l’existence, à l’étude minutieuse des sensations malsaines. C’est l’homme intérieur qu’il étudie, l’homme que nous croyons connaître et dont la physionomie se renouvelle sans cesse sous l’influence du temps, de la civilisation, des milieux. À chaque tournant de l’histoire le roman et le théâtre, ces deux gloires de la France, essayent d’en fixer pour un moment l’image fugitive. Et le flot succède au flot, emportant les portraits du jour pour les remplacer par les portraits du lendemain. Heureux celui qui dans cette mobilité des choses a saisi les traits durables pour les transmettre à la postérité !

     Les premiers succès obtenus par Octave Feuillet dans une grande maison dont vous aussi, Monsieur, vous connaissez l’hospitalité, dans la Revue des Deux Mondes, lui permirent d’observer de près, comme il le désirait, les mœurs et les caractères d’une société choisie. Les salons les plus aristocratiques, les plus fermés d’ordinaire, accueillirent avec empressement l’écrivain délicat et spirituel qui en parlait déjà la langue avant d’y avoir pénétré.

     Il y vit l’envers des élégances mondaines, les dessous compliqués et souvent douloureux des vies les plus enviées. Au fond, la nature humaine reste partout la même, exposée à beaucoup de tentations, de périls et de souffrances. Le rang, la naissance, la richesse, le luxe, ne nous affranchissent d’aucune douleur morale ; souvent même ils y ajoutent quelque chose de plus poignant par le mensonge des apparences. Si le fond ne change guère sous les formes changeantes, chaque milieu social et chaque époque n’en gardent pas moins une physionomie distincte. La puissance de l’observateur se révèle par la fidélité du tableau qu’il nous en laisse.

     Pendant quelques années, la société élégante et raffinée a pu se reconnaître dans les personnages d’Octave Feuillet, avec son ironie légère, avec sa grâce aimable, avec le contraste des vertus qui résistent encore et de la perversité montante. Les femmes en sont la fleur, le charme, la joie et le tourment. À côté des créatures exquises, dont aucun nuage ne ternit la pureté, d’autres occupent la scène, inquiétantes et troublées, étourdies par le tourbillon du monde, entraînées vers l’abîme par la curiosité ou par la passion. Le romancier ne les préserve pas de la chute finale, mais il n’accorde à aucune le bénéfice du bonheur.

     Le bonheur sera pour les honnêtes gens, pour les ménages unis, pour la pure idylle d’Un jeune homme pauvre, pour les existences qui s’écoulent doucement, dans une vieille habitation de province, sous l’œil des portraits des ancêtres, sous la protection des souvenirs.

     La mort sera pour les autres. Dans ces folles équipées, la petite Comtesse, le Sphinx, Cécile de Stèle, ont mis leur vie pour enjeu. Des principes d’autrefois, des sentiments religieux de leur enfance, des traditions saintes qu’elles ont reçues avec le sang, il leur reste encore assez de fierté pour ne pas supporter les lendemains du déshonneur. Julia de Trécœur n’attend pas la défaite inévitable : pour y échapper, elle lance son cheval dans la mer du haut de la falaise.

     Ce n’est pas la vertu, mais ce n’est pas du moins la passion satisfaite et triomphante. Ceux qui voudront juger par de telles images un moment de notre histoire n’y trouveront ni justifications, ni réhabilitations équivoques . Le châtiment suit immédiatement la faute.

     La fiction se termine ainsi par un enseignement. Octave Feuillet est trop artiste pour nous le donner directement, mais il a en même temps une conception trop haute du roman et du théâtre pour ne s’en servir que comme d’un instrument frivole uniquement destiné au divertissement du public Si la société indifférente lui offre pêle-mêle sans discernement et sans choix, les types les plus divers il les soumet à un jugement, à un contrôle moral.

     Ses criminels mêmes nous apprennent quelque chose. M. de Camors a cru remplacer les vertus ordinaires, la foi, l’amour du bien, la probité, la droiture, par la religion moderne de l’honneur. Un jour vient où ce fragile rempart s’écroule à son tour, où cet homme si sûr de lui se sent déshonoré à ses propres yeux. Il aurait bravé le mépris du monde s’il avait pu lui-même s’estimer encore, il ne résiste pas à son propre mépris.

     Dira-t-on que ce sont là des caractères romanesques, étrangers et supérieurs à la réalité ? Octave Feuillet répond par l’exemple personnel de sa vie. Cette délicatesse qu’il attribue aux meilleurs de ses héros, cette fierté qu’il laisse aux plus mauvais, ce sont les sentiments dont il s’est nourri, dont il a vécu, qui n’ont fléchi sous le poids d’aucune des épreuves, d’aucun des tourments de sa vie. Quand il peint la noblesse de l’âme, les scrupules de la conscience, on dirait qu’il se peint lui-même. Dans sa loyauté et dans sa probité inflexibles, il ressemble à un personnage échappé de ses romans.

     Il a passé une partie de son temps à s’examiner avec sévérité, avec inquiétude, à se poser des problèmes de conduite, à se demander ce qu’exigeait, ce qu’ordonnait le devoir. Cherchant toujours le mieux et désespérant de l’atteindre, difficile pour ses écrits, il l’était encore plus pour ses actions. Que de fois il a pris parti contre lui-même dans la crainte de n’être pas assez juste pour les autres ! Tous les sacrifices lui paraissaient légitimes pourvu que la dignité de sa vie fût sauvée et l’honneur intact.

     Noble et chevaleresque nature, fidèle aux lettres qu’il n’a pas abandonnées un jour, qu’il a servies et honorées pendant quarante-cinq ans, fidèle à toutes les amitiés, fier avec les puissants, plein de déférence et de respect pour les vaincus, Octave Feuillet nous laisse l’image d’un parfait galant homme, de ce qu’il y a de plus distingué et de plus achevé dans l’esprit français.

     Tout à l’heure vous l’avez si bien compris, Monsieur, qu’en prenant place parmi nous, vous nous rendez certainement quelque chose de lui-même.

Source Académie française : http://www.academie-francaise.fr/

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