Littérature voyage
Grand prix de littérature 2021 décerné par l’Académie Française, l’écrivain voyageur Patrick Deville a publié en cette rentrée un roman polynésien et un livre d’entretien où il s’explique sur son parcours. Impressionnant.
Ah ! Le colonialisme, quelle affaire ! Hormis chez quelques nostalgiques de l’Empire, la réprobation des méfaits de la colonisation frôle l’unanimité. Très bien, mais le problème reste entier. Comment l’évoquer ? Restituer les méandres d’un passé qui ne passe pas ? Condamner par principe, ou comme le souhaitait Charles Péguy, se soustraire de la manie compulsive de juger ? Pas simple. L’écrivain Patrick Deville, né en 1957, en Loire-Atlantique, a trouvé la solution : ne pas céder sur ce que les traces du monde d’hier nous enseignent. Raconter ce qui s’est passé, ne rien omettre de ce qui s’est passé, se comporter comme un obsessionnel en quête de la vérité historique, sous toutes ses facettes.
Il est à l’honneur cette rentrée, avec deux livres. L’un, sous forme d’entretiens avec Pascaline David, l’une des fondatrices des éditions Diagonales, Le tapis volant de Patrick Deville, lequel retrace son parcours d’écrivain ; l’autre, Fenua, qui signifie territoire, et nous plonge dans l’histoire coloniale de la Polynésie depuis 1860 à nos jours. Avec en prime, l’empreinte laissée par les expéditions des navigateurs Bougainville (1729-1811) et James Cook (1728-1779), le remugle des conquêtes antérieures, les tractations coloniales, sur fond de rivalités entre les Anglais et les Français.
L’HISTOIRE AUX ALLURES DE ROMANS D’AVENTURES
Le résultat est impressionnant. Car ce que Deville explore, ce qu’il cherche à traduire, il ne l’affirme pas : il le prouve. Il écrit des « romans sans fiction ». Des romans historiques qui ont des allures de romans d’aventures. Des romans vrais qui font se recouper des destins improbables. On le dit écrivain voyageur. Il est plutôt un écrivain pour qui l’Histoire est romanesque. Deville, c’est Michelet sur un mode moins romantique, moins lyrique, complètement embarqué dans son projet d’exhaustivité.
Ils sont tous là, voyageurs, aventuriers, révolutionnaires, artistes, fuyards de l’Europe fatiguée, désespérés du progrès, écrivains en mal d’exotisme. Nous les connaissons pour la plupart ces « glorieux vagabonds », ces esthètes fascinés par « ces peuplades immobiles et rêveuses », puisqu’ils se nomment : Paul Gauguin, Pierre Loti, Jack London, Murnau, Somerset Maugham, Georges Simenon, Romain Gary. Mais il y en a d’autres, tel Alain Gerbault (1893-1941), le premier navigateur à traverser l’Atlantique à la voile en solitaire, pétainiste de la première heure, qui fuit la Polynésie après son ralliement à la France libre, et mourra d’épuisement au Timor. Elles précèdent, ces figures, l’amiral chargé de surveiller les failles sismiques provoquées par l’explosion de la bombe, le baron local Gaston Flosse, né en 1931, gaulliste de pacotille, protégé puis lâché par Jacques Chirac, l’indépendantiste de gauche, Oscar Temaru, né en 1944, sans oublier la reine Pomaré IV (1813-1877), figure légendaire, entretenue par l’État français, qui ouvre le bal de cette histoire coloniale, où elle sera réduite à ne jouer qu’un rôle de figuration.
ABRACADABRANTESQUE
Deville ne les juge pas. Il pallie les chaînons manquants. Il n’est qu’un mot pour le présenter : c’est un auteur abracadabrantesque ! Bingo, c’est justement ce qu’il recherche, ce qu’il vise, et qu’il parvient à nous transmettre. C’est d’ailleurs le titre générique de « son projet Abracadabra », commencé avec Pura Vida en 2004.
Fenua est le huitième de la série. Il y en aura encore 12. Alors Deville en aura fini avec ses Rougon-Macquart à lui. À l’instar de Zola ayant fait le tour des classes et milieux sociaux, il aura fait deux fois le tour de la planète en 12 livres ! « Amazonia est le début du deuxième tour dans l’autre sens de l’Atlantique au Pacifique » (…) Fenua le deuxième livre de ce deuxième tour » précise-t-il.
Et quel tour ! Planqué, pas très loin de Papeete, dans une cabane qui lui sert de camp de base, pour parcourir les archipels à son aise, il lit la presse locale, se renseigne sur les circonstances qui ont permis à la France en 1842 de faire signer à la reine Pomaré IV un traité de protectorat ; il ne se contente pas de dérouler le fil des évènements qui ont conduit l’amiral du Petit-Thouars (1793-1864), à obtenir cette royale reddition, de rappeler la lutte entre ce dernier et le consul et missionnaire anglais George Pritchard (1796-1883), qui se disputaient Tahiti, il coupe au bon endroit, établit des raccords, fait surgir des superpositions historiques, avec en ligne de mire, cette question qui le taraude : que savait-il, Gustave Viaud en 1860, de toute cette histoire ? Que savait-il l’américain Hermann Melville (1819-1891), le futur auteur de Moby Dick, qui se trouvait en 1842, incarcéré dans la prison anglaise de Papeete, « pour une tentative de mutinerie à bord d’un baleinier en provenance des Marquises » ?
DONNER UN RELIEF AU PASSÉ
Car il y a pire que l’oubli : c’est l’oubli de l’oubli. Deville est l’écrivain qui tente de compenser cette pénible évidence. Il donne au passé un relief à couper le souffle. Parfois, il s’étonne de ses trouvailles. De ses rapprochements incongrus. Telle la chouette de Hegel, il sait que c’est quand la nuit se fait sur le monde que la littérature prend son envol. « Je trempe dit-il, la planète en permanence dans le temps ». Lui, qui est traduit en de multiples langues, a la modestie de ne pas donner son avis sur l’actualité. Ce qu’il met en perspective, il l’offre à son lecteur. Son ennemi n’est pas la pensée unique, mais le temps unique. « Ce que peut la littérature, c’est, en une phrase, en quelques phrases, opérer une accélération folle à partir d’un même endroit», ajoute-t-il.
Il ne fait pas concurrence à l’état civil, comme Balzac, mais au temps qui passe. Il reconstruit le temps en se repassant le film à l’envers. Il installe, assis sur un fauteuil en bois, « cette caméra capable d’enregistrer depuis deux siècles en accéléré les entrées des navires comme s’ils avaient franchi à la file la passe de Nordhoff ». À l’instar d’un employé de compagnie maritime, il surveille l’entrée des voiliers et des paquebots : le Beagle où voguait Charles Darwin, La Reine Blanche de l’amiral Dupetit-Thouars, la Flore sur laquelle servait Julien Viaud, « l’Océanien qui amène Gauguin puis le Marioposa Segalen (…) le Snark de Jack et Charmin London puis les Firecrest d’Alain Gerbault ».
Et ainsi de suite. Tel un oiseau en apesanteur, c’est ainsi que Deville donne foi à ce qu’il appelle son « projet planétaire et satellitaire ». En écho à son rêve d’enfant, où il se voyait sur un tapis volant, parcourir le vaste monde.
Le tapis volant de Patrick Deville Éd. Seuil / Diagonales, 190p., 18 €.
Fenua Éd. Seuil, 361p., 20 €.