Entre les deux frères, ce n’était plus l’entente cordiale. Georges avait envoyé Gaston à New York en 1902 car il en avait assez de voir toutes les œuvres de sa société, la Méliès Star Film, pillées par des “pirates”, sachant qu’à défaut de copyright à l’époque, il était bien difficile d’éviter les plagiats et les copies. Depuis son bureau dans Manhattan, Gaston remit certes de l’ordre aux États-Unis dans les affaires de la société familiale, mais il se voyait mal passer sa vie enfermé.
Ce qu’il voulait, lui aussi, c’était tourner. Or, à New-York, la lumière était insuffisante une grande partie de l’année. Gaston profita de l’occasion qui lui fut donnée de monter une succursale à Chicago en 1908, mais si le business était intéressant, en revanche, côté lumière, c’était pire que New-York.
Le 24 juillet 1912, avec sa jeune épouse et sa troupe de “cow-boys” et de techniciens (au total vingt-deux personnes, toutes américaines), il embarqua à San Francisco, cap sur Tahiti. C’était là, il en était convaincu, qu’il allait trouver ce paradis des Mers du Sud qui devait lui permettre de tourner des fictions, mais aussi des documentaires qui allaient reléguer la pêche à la dynamite de Sutto au rang de bricolage…
Bref, rien n’allait comme le souhaitait le réalisateur qui décida finalement de s’installer à Papara, district plus authentique que Papeete.Par le père O’Reilly, on en sait un peu plus sur cette équipe, à commencer par Madame Méliès, jugée charmante tandis que lui “avec ses cheveux gris et broussailleux, ses yeux aigus, sa longue impériale, il s’est fait le visage que les caricaturistes prêtent à l’Oncle Sam”.Le scénariste Stanley Lee, diplômé de l’université d’Edimbourg, était celui qui devait écrire au plus vite des scénarios ; pas vraiment informé de sa destination, il s’attendait à trouver une population adepte du base-ball et travaillant dans des ranchs. Il lui fallut donc très rapidement changer de fuseau horaire et se mettre au travail pour “pondre” des scénarios tenant la route et adaptés à ce nouvel environnement.
Un bilan très mitigé
A l’époque, Jack London et Paul Gauguin avait mis les Mers du Sud à la mode et le public attendit en vain ces fameuses images exotiques en diable. L’humidité a fait plus que le temps pour détruire ce travail exceptionnel dont il ne reste que bien peu de choses…
Aujourd’hui seuls cinq des soixante-quatre films ont été retrouvés, ainsi que quelques photos et affiches (deux de ces films avaient été tournés à Tahiti, le tout premier racontant en fait le départ de San Francisco et l’arrivée à bon port, à Papeete, de toute l’équipe, documentaire dans lequel Méliès ajoute un peu de fiction pour rehausser l’intérêt du sujet).
Qu’a produit Gaston Méliès ?
En avril 1911, Gaston s’installa à Santa Paula, près de Los Angeles. A Sulphur Mountain Springs, il tourna une quarantaine de films puis à Santa Paula même, en décembre 1911, il réalisa une cinquantaine de films. La cadence, on le voit, était déjà industrielle.
Enfin, apparemment lassé de tourner en rond autour des mêmes sujets, il partit en 1912 à l’assaut du Pacifique pour y tourner soixante-quatre autres films. Au total, on lui doit donc environ deux cent quarante films dont très peu ont subsisté jusqu’à nos jours ; il en resterait une dizaine, même si les scénarios, eux, ont été conservés grâce aux distributeurs américains et à leurs catalogues.
Sur le marché français, certains de ces films ont été présentés avec des titres en Français bien évidemment, comme, entre décembre 1911 et juin 1912, L’amour rédempteur, Une bonne plaisanterie, Reportage à l’américaine, Déception paternelle, Le secret du nuage rouge, Farce de cow-boy, Vengeance de mineurs, Le choix d’un cuisinier, Le faussaire, Joe l’innocent, Lequel des deux ?, Terrible leçon, Au cœur de la prairie, Les sept lingots d’or.
Quelques films “Pacifique”
1913 : Captured by Aboriginals
1913 : Gold and the Gilded Way
1913 : Hinemoa
1913 : How Chief Te Ponga Won His Bride
1913 : It Happened in Java
1913 : Javanese Dancers
1913 : Loved by a Maori Chieftess
1913 : The Black Trackers
1913 : The Foster Brothers
1913 : The Gypsy’s Warning
1913 : The Misfortunes of Mr. and Mrs. Mott on Their Trip to Tahiti
1913 : The Stolen Claim
1913 : The Stolen Tribute to the King
1913 : The Sultan’s Dagger
1913 : Unmasked by a Kanaka
1913 : What Is Sauce for the Goose
1914 : Cabby’s Nightmare
A Tahiti, Max Bopp du Pont…
Des acteurs de couleur
En Nouvelle-Zélande par exemple, le premier rôle du film Hinemoa est tenu par une actrice maorie et Gaston Méliès n’hésita d’ailleurs pas à faire la publicité de son film en mettant en avant cette actrice “indigène”.Ces acteurs locaux, pour Gaston Méliès attireraient indubitablement les spectateurs, d’autant plus qu’ils jouaient somme toute avec naturel, par rapport aux acteurs du muet de l’époque qui avaient l’habitude de surjouer, comme ils le faisaient au théâtre.
A Tahiti, implacable censure pour les cinémas
“Les plaisirs de l’Europe moderne ont pénétré en Océanie avec les cinématographes et ont donné lieu à la création à Papeete de deux établissements rivaux avec de nombreuses succursales dans les districts et les archipels. Les indigènes sont très friands de ces représentations et, à ce titre, la création de ce genre de spectacles peut devenir un bienfait en aidant au développement de besoins nouveaux. Le cinématographe pourra être, d’autre part, un excellent éducateur, si l’on sait sélectionner avec soin les films. Malheureusement, les indigènes ont marqué un goût si exclusif pour tout ce qui est combats, vols, exploits de cow-boys et d’Indiens, etc. qu’il faudra aux entrepreneurs une grande fermeté pour ne point développer des passions dont les regrettables effets ne seraient pas longs à se faire sentir.”Le 6 novembre 1912, le gouvernement prend un arrêté établissant une forte censure :
“Considérant que la représentation cinématographique de scènes criminelles ou violentes peut être pour les spectateurs un instrument de démoralisation, que cette constatation a amené plusieurs municipalités de France à les interdire d’une manière absolue, que cette interdiction est encore mieux justifiée lorsqu’elle a pour but de protéger une population nouvellement ouverte à la civilisation et naturellement impressionnable.ARRÊTE
Art 1er : Il est interdit de représenter des films cinématographiques ayant pour objet des scènes de vols, de cambriolages, ainsi que des scènes de meurtres prises dans la vie contemporaine ou ne se rattachant pas directement à un épisode historique ou mythologique.Art 2 : Il est également interdit de reproduire toute vue susceptible de porter atteinte au prestige de la France ou de ses institutions.
Art 3 : Tout entrepreneur de spectacle ayant contrevenu aux dispositions du présent arrêté sera passible d’une amende de 1 à 15 Francs. La fermeture de son établissement pourra en outre être prononcée par mesure administrative pour une période ne dépassant pas quinze jours ; en cas de récidive, cette suspension pourrait être prononcée pour une période plus longue ou même être définitive.”
Il est à noter qu’à notre connaissance, sauf erreur de notre part, cet arrêté n’a toujours pas été abrogé…
Jacques Malthête, fils de Madeleine Méliès, elle-même petite-nièce de Gaston Méliès, a publié un ouvrage sur Gaston Méliès intitulé “Le voyage autour du monde de la G. Méliès Manufacturing Company”, présentant notamment toutes les lettres que Gaston avait envoyé à son fils Paul, qui gérait ses affaires aux États-Unis.
L’ouvrage contient également le synopsis des soixante-quatre films tournés lors de cette expédition dans le Pacifique et en Extrême-Orient (livre disponible à partir de 36,05 euros sur Amazon)A voir
Documentaire :
“Le voyage cinématographique de Gaston Méliès à Tahiti”
Nocturnes Productions, France Télévisions
Réalisation : Raphaël Millet
2014 (51 minutes)
Rédigé par Daniel Pardon
https://www.tahiti-infos.com/1912-Tahiti-au-temps-des-premiers-tournages_a204685.html