PIERRE LOTI, L’ENCHANTEUR DÉSENCHANTÉ

Yves NICOLAS

Conférence du 8 mars 2017 à l’Université du temps libre de Sarlat, Dordogne

 Julien Viaud, qui deviendra l’un des écrivains les plus célèbres de son temps sous le pseudonyme littéraire de Pierre Loti, naquit à Rochefort-sur-mer le 14 janvier 1850. Dans sa famille, de religion protestante, l’élément féminin dominait nettement : deux hommes, son père, receveur municipal, et Gustave, son frère, son aîné de quatorze ans ; mais sept femmes : sa mère, des aïeules, des tantes et sa grande sœur, Marie, de dix-neuf ans plus âgée que lui. Tous admiraient et choyaient ce petit prodige, très doué pour le dessin et la musique. Naturellement habité par une foi profonde, l’enfant, à six ans, décida d’être pasteur ; à treize ans de se faire missionnaire.

Chirurgien de marine, Gustave partit en 1859 pour la Polynésie dont il revint en 1862, chargé de présents, pour un séjour de six semaines dont Julien garda l’empreinte pendant toute sa vie. Reparti pour l’Indochine, dans l’île de Poulo-Condor, à l’embouchure du Mékong, Gustave s’épuisa en luttant contre des épidémies et réprimant des émeutes ; tardivement rapatrié, il mourut en mer en 1865, dans le golfe du Bengale. La foi de Julien en fut ébranlée.

En 1866, le père de famille, accusé d’avoir fait disparaître des titres à la mairie de Rochefort, fit l’objet d’un procès qui l’innocenta, mais il perdit son emploi. Déjà médiocre en raison de divers revers de fortune, le mode de vie familial fut sévèrement restreint.

En 1863, à Bretenoux, dans le Lot, où il passa quatre étés chez un oncle, Julien avait décidé d’être marin en passant l’École polytechnique. Pour éviter des dépenses à sa famille, il prépara directement l’École navale où il fut admis en 1867, embarquant à dix-sept ans sur le Borda, navire école d’où il sortit en 1869 aspirant de seconde classe. Après avoir navigué en Baltique pendant la guerre franco-allemande de 1870, il fut promu aspirant de première classe et embarqua, via la Patagonie, pour Valparaiso d’où, à bord de La Flore, il partit pour un voyage qui marquera sa vie, d’abord à l’île de Pâques, puis à Tahiti où il découvrit Papeete que Gustave lui avait décrit comme un lieu enchanteur.

Sans qu’il s’en rende compte, ce fut pour Julien Viaud le départ vers la gloire littéraire. Dès le Borda, il tenait son journal intime, couvrant des carnets entiers de notes et de croquis. Pour aider sa famille, il avait pris en son nom des engagements financiers auxquels sa solde d’aspirant ne suffirait pas. Afin de rembourser les dettes ainsi contractées, il céda à divers périodiques, dont L’Illustration et Le Monde illustré, les nombreux dessins qu’il avait réalisés pendant la courte escale à l’île de Pâques et le séjour en Polynésie. Excellents et accompagnés de légendes parfaitement rédigées, ces dessins furent bien accueillis par les éditeurs ; Julien Viaud est un précurseur dans le grand reportage international, à la fois auteur des textes et leur illustrateur.

Promu enseigne de vaisseau en juin 1873, il va rejoindre l’aviso Pétrel, navigant sur le fleuve Sénégal, à partir de Saint-Louis où notre héros eut un fils avec l’épouse d’un haut fonctionnaire de la colonie. Sanctionné, il regagna la France en 1874, moralement et physiquement très affecté. Ayant, pour se remettre, suivi les cours de l’école militaire de gymnastique de Joinville, il en sortit athlète complet et, toute sa vie, entretint une forme physique hors du commun qui lui permit, lors d’une permission, de se produire comme acrobate dans un cirque, plus tard d’être le seul Académicien capable de réaliser un double saut périlleux arrière.

Appelé par son service en Turquie, à Salonique et Constantinople, il y vécut une ardente idylle interdite avec une jeune circassienne, Hakidjé, appelée à devenir l’héroïne de son premier livre, Aziyadé qui, publié sans nom d’auteur en 1879, n’eut qu’un très modeste succès. Mais notre nouvel écrivain, satisfait de ce résultat, fit paraître dès l’année suivante, en 1880, un nouveau roman, Le  Mariage de Loti, signé par « l’auteur d’Aziyadé », racontant les idylles polynésiennes de l’auteur : Rarahu, l’héroïne, regroupe les caractères de plusieurs vahinés.

Sur la couverture du Roman d’un Spahi, publié en septembre 1881, le pseudonyme « Pierre Loti » apparut pour la première fois. Le nom de Loti, celui d’une sorte de laurier rose, avait été donné à Julien Viaud, lors de son séjour à Papeete par trois Tahitiennes « vêtues de tuniques à traîne de mousseline rose » ; il figurera sur tous les romans se succédant d’année en année : Fleurs d’ennui en 1882, Mon frère Yves en 1883, Pêcheur d’Islande en 1886, Madame Chrysanthème en 1887, Matelot en 1893, Ramuntcho en 1897, Les Désenchantées en 1906 ; ainsi que sur les récits de voyage : Au Maroc en 1890, Le désert, Jérusalem et La Galilée en 1895, Vers Ispahan en 1904, La mort de Philae en 1909, Un pèlerin d’Angkor en 1912.

Dans Le Roman d’un spahi, Jean Peyral, le spahi, n’est plus le masque derrière lequel, comme dans Aziyadé et Le Mariage de Loti, se cachait Julien Viaud. Publié en volume en novembre 1882, Fleurs d’ennui regroupe quatre récits : Fleurs d’ennui, où est enchâssé, le « conte oriental » Les Trois dames de la Kasbah, Pasquala Ivanovitch, Voyage de quatre officiers et Suleïma.

Avec Mon frère Yves, le succès apporte gloire et richesse. Pierre Loti l’utilisera pour, tout au long de sa vie, agrandir, transformer et meubler la maison familiale avec les objets rapportés de ses voyages : salles Renaissance, gothique, turque, chinoise, pagode japonaise, mosquée ; toutes inaugurées par des fêtes somptueuses.

Pêcheur d’Islande fut un triomphe, le plus grand succès de Pierre Loti, son œuvre phare, plus de 200 000 exemplaires vendus en quelques mois ; abondamment traduite et illustrée elle continue de faire l’objet d’éditions préfacées ; elle a été adaptée au théâtre, au cinéma, en bande dessinée, des musiciens s’en sont emparés. L’intrigue serait simple s’il n’y avait la présence envahissante de la mer, personnage à part entière qui, avec la mort de Yann, aura le dernier mot.

Depuis mai 1883, Loti naviguait sur la corvette cuirassée l’Atalante depuis laquelle il assista à ce que, dans des articles publiés par le Figaro en 1884, il appela « la folle expédition du Tonkin ». L’un de ces articles fit scandale ; la publication fut interdite et le Conseil des ministres rappela le lieutenant Viaud en France où il fut pardonné. Le soir même de son arrivée à Toulon, après deux mois de traversée, une femme vint le voir pour « […] une soirée d’ivresse troublante et bien inattendue. Elle était venue de Nice, la belle créature inconnue, très mystérieusement pour me voir. Pour moi qui venais de voir des femmes brunes, des femmes noires, cette femme blanche et blonde avait un charme enivrant.». Comme elle, des centaines de femmes, envoûtées par ses livres, encore davantage par le magnétisme de son regard, sollicitaient un moment d’amour avec lui.

En octobre 1886, Julien Viaud épousa Blanche Franc de Ferrière, originaire du Périgord. Mariage sans amour, pour avoir des enfants ; elle en eut un seul, Samuel.

En 1891, à 41 ans, Pierre Loti, porté par l’irrésistible marée de ceux qui l’admiraient, dont Alphonse Daudet et Marcel Proust, fut élu à l’Académie française.

À deux reprises, entre 1882 et 1898, le lieutenant Viaud commanda le Javelot, stationné à Hendaye. Séduit par la vitalité des Basques et voulant une descendance de cette « race », il ramena à Rochefort une jeune femme, Crucita, qui lui donna trois enfants illégitimes.

Commandant, de 1903 à 1905, le Vautour, stationnaire de l’ambassade de France à Constantinople, Pierre loti fut victime d’une mystification ourdie par trois femmes pour lui faire écrire un livre sur la situation de la femme en Turquie. Les mystificatrices elles-mêmes ont-elles été mystifiées par l’écrivain ? En tous cas, le succès fut immédiat, Les Désenchantées fut imprimé à plus de 250 000 exemplaires, le deuxième tirage après celui de Pêcheur d’Islande.

En retraite à soixante ans, le 14 janvier 1910, avec le grade de capitaine de vaisseau, Julien Viaud comptait quarante-deux années de service actif, dont vingt à la mer. Reprenant bénévolement du service en 1914, effectuant jusqu’en 1918 diverses missions en État-Major et au front, il fut aussi, en raison de ses relations avec des têtes couronnées, chargé de missions diplomatiques secrètes.

Mais le néant fut, de sa prime jeunesse jusqu’à sa mort, sa douloureuse hantise. À seize ans, l’étude d’Auguste Comte, acheva de lui faire perdre, avec la foi, la certitude de retrouver dans l’au-delà les êtres chers. Inconsolable, il ne cessa jamais de hurler à la mort, il chercha Dieu dans tous les sanctuaires du monde mais ne ressentit partout qu’effroi et vide.

Les livres de Pierre Loti enchantèrent, enchantent encore de nos jours, des millions d’hommes et de femmes par leurs descriptions vives, courtes, émues. Une page de lui contient toute la saveur du monde, la lumière, les couleurs, la mer, le ciel, les eaux, la jeunesse des êtres, leur tendresse. Ses phrases fixent l’instant, le mouvement, l’insaisissable.

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