Voyager…

Les Orients de Pierre Loti – Texte de Bruno Vercier – Professeur de littérature contemporaine, spécialiste de l’œuvre de Pierre Loti – éditions du patrimoine  mONum

Pierre LOTI sur le Formidable

Pierre Loti sur le Formidable

Loti n’est pas un voyageur au sens où nous l’entendons aujourd’hui ; pour une bonne part, il voyage comme officier de la Marine nationale et ne choisit donc pas ses destinations : sa connaissance des pays est d’abord une connaissance des ports et des escales. Mais le rythme de ses campagnes et la longueur de ses escales lui permettent de découvrir à sa manière les pays accostés. Il s’installe dans le port d’escale, vit avec et comme les gens du pays : à Papeete, à Dakar, à Constantinople, à Nagasaki, Loti apprend la langue, s’éloigne autant que faire se peut du navire qui l’a amené, prend un logis, le décore dans le style du pays. Et puis, si les circonstances s’y prêtent…il s’y « marie » (Rarahu, Fatou-Gaye, Aziyadé, Madame Chrysanthème…- pour citer ici les noms des héroïnes romanesques qui correspondent plus ou moins à une certaine réalité biographique).

Loti a en haine les touristes Cook ou Baedeker qui restent à l’extérieur des gens et des choses, qui font tache. Lui, surtout dans les pays d’Islam, veut passer inaperçu, se fondre dans le décor et dans la foule (il a la chance de ne pas être grand et blond…). Il devient ce « quatrième voyageur » dont parle Jean-Didier Urbain, chez qui se mêlent, dans le goût du déguisement, plaisir et nécessité.

Loti costumé en albanais

Loti costumé en Albanais

Aziyadé propose le modèle de ces séjours parallèles : à Salonique, ce sont d’abord les nuits furtives avec la jeune Circassienne, mais à l’aube, loti revient à son bord ; à Istanbul, il commence par s’installer à Péra dans le quartier européen,  puis à Eyoub, au cœur de la ville islamique ;  lorsqu’il quitte le navire, il change d’identité et de costume. Devenu Arif Effendi, il s’habille à la turque ou à l’albanaise. Dès le début du livre, on avait assisté à une telle transformation ; trois vieilles juives « se dépêchent de lui enlever ses vêtements d’officier et se mettent à l’habiller à la turque, en s’agenouillant pour commencer par les guêtres dorées et les jarretières. […] il passe inaperçu dans le foules bariolées, vêtues de ces couleurs éclatantes qu’on affectionne en Turquie ;  quelques femmes voilées de blanc se disent seulement sur son passage : ‘’voici un Albanais qui est bien mis, et ses armes sont belles. ‘’ ».

Au Japon, en revanche, pays avec lequel il entretient des rapports beaucoup moins fusionnels, Loti ne se déguise pas. Il admire les costumes, ceux des femmes, mais il ne les porte pas. « Ces dames ont des robes adorablement nuancées, qui passent du bleu cendré de la nuit au rose de l’aube et que traversent de grandes fleurs imaginaires, ou bien des vols de cigogne au plumage d’or. » On croirait des robes de Peau d’Ane…Les hommes, eux, dans la vie ordinaire, ont abandonné le costume traditionnel, crime impardonnable, et pour une dérisoire copie des mœurs occidentales : « Entrée de M. Kangourou. Complet en drap gris, de la Belle-Jardinière ou du Pont –Neuf, chapeau melon, gants de filoselle blancs. »

Pierre-Loti costumé en Arabe

Pierre Loti costumé en Arabe

Même à Fez, qu’il visite pourtant dans le cadre d’une mission officielle, celle de Jules Patrenôtre, envoyé du gouvernement français auprès du sultan du Maroc, Loti réussit à s’installer seul, dans un des quartiers de la vieille ville : « Dans le désarroi de l’arrivée, je viens de présenter au ministre ma requête, d’aller habiter seul, dans un gîte qu’un ami providentiel a bien voulu mettre à ma disposition. Il sourit, le ministre, soupçonnant peut-être un vague projet de ne pas me purifier, un noir dessein d’échapper aux surveillances et de faire dès demain des promenades défendues. Mais il consent gracieusement. » Grâce à un certain docteur L***, qui a loué deux maisons, Loti peut « vivre à Fez dans des conditions de liberté très exceptionnelles ». Et le voici qui, ayant exploré son nouveau logis, s’habille en Arabe, étape essentielle de la métamorphose : « ç’a toujours été mon amusement préféré et ma grande ressource contre la monotonie de vivre, ces dépaysements complets, ces transformations. Et ce soir, je cherche à m’amuser de ce costume arabe, de cette pensée que j’habite en pleine ville sainte, dans une inaccessible maisonnette… » S’habiller en indigène pour se divertir, mais aussi pour passer inaperçu ; le costume arabe « est indispensable à Fez, pour circuler en liberté et voir d’un peu près les gens et les choses ». Le résultat ne se fait pas attendre : « je m’applique à être assez vraisemblable, ainsi costumé, et hier, des montagnards berbères m’ont ravi en me saluant en arabe. »

Et puis il y a les autres voyages, voyages plus ou moins privés, ceux que Loti, en mission, en congé ou en retraite, va entreprendre, dans la seconde moitié de sa vie, pour son propre compte, en dehors des campagnes maritimes : le Maroc donc, l’Inde et la Perse (mission de l’Académie française), la Terre sainte, l’Egypte…sans parler du « pèlerinage » d’Angkor effectué avec la bénédiction de l’amiral Pottier, après l’expédition de Chine contre les Boxers (1901). Loti, alors, a renoncé à son fantasme de devenir quelqu’un du pays pour de longs séjours ; il voyage en tenue européenne (mais pas toujours : au Proche-Orient, il est en Bédouin ou en Arabe). A un  moment du voyage, il est reçu par les officiels, gouverneurs ou radjahs, il établit des contacts avec des notables locaux ; mais il ne renonce pas pour autant à vivre de la vie des indigènes : à cheval ou à dos de chameau, accompagné d’un de ses fidèles amis-marins-domestiques et de gens du pays pour s’occuper des bêtes et des campements, il vit la rude vie des caravanes. Son voyage en Perse, par exemple, s’effectue dans des conditions matérielles fort difficiles ; au caravansérail d’Ali-Abad, il note : « Alors, nous rentrons nous-mêmes, impatients de nous étendre et de dormir, sous le vent glacé qui souffle par les trous de nos murs. » Plus loin : «Il gèlera sans doute cette nuit, mais la chaleur en ce moment est à peine tolérable, et notre sommeil méridien est troublé par ces mêmes mouches bleues qui, avant notre venue, étaient assemblées sur les pourritures. Cinq heures de route l’après-midi, à travers les solitudes grises, sous un soleil de plomb, pour aller coucher au caravansérail de Surmah, près d’une antique forteresse sassanide, au pied des neiges. » Dans Le Désert, aux difficultés de la route et du climat s’ajoutent les interdictions de circulation, les menaces des brigands : « Une heure du matin – et nous dormions sous le resplendissement blanc de la lune, très calmes au milieu du calme immense. Tout à coup, le silence déchiré, un  grand cri sauvage ! Et des coups de feu : pan ! pan ! pan ! pan !… Et aussitôt, une clameur d’ensemble, cris de guerre, cris de rage et de frayeur, voix de fausset qui hurlent à la mort ! » Ce ne sont pas là voyages de tout repos… 

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