La sobre façade donnant sur une rue de Rochefort passe parfaitement inaperçue. À l’intérieur, le choc visuel, en revanche, est total. Dès le rez-de-chaussée, une première pièce ressemble à un mirage : les portes de l’Orient s’ouvrent en dévoilant une pagode japonaise. Une salle d’un rouge flamboyant, abritant un joyeux bric-à-brac d’objets bouddhistes. Un peu plus loin, après un passage sous un élégant portique flanqué de lionceaux de pierre, une autre salle met en valeur des « chinoiseries », pots à pinceaux, potiches de porcelaine et décors de rituels funéraires, surmontés de caissons de laque rouge, où s’entrecroisent dragons et fleurs stylisées.

Une mosquée et son minaret

Grimpons aux étages supérieurs. Au second, une mosquée où rien ne manque, avec mihrab tourné vers La Mecque, portique à arcades, vasque octogonale en marbre, mosaïques, lampes à huile, divans, coussins et vases hispano-mauresques. Sans oublier – vision folle – un petit minaret. À gauche de la mosquée, un salon turc attire le regard avec son plafond de bois sculpté rappelant celui de la salle des Rois de l’Alhambra, à Grenade. En face, une chambre arabe plus vraie que nature, avec ses murs de faïence.

Sommes-nous vraiment à Rochefort, ce port militaire aux rues tracées en damier, fondé en 1666 sur ordre de Colbert ? Pas de doute, la Charente ne coule pas très loin. Et c’est ici la demeure fraîchement restaurée de l’écrivain-voyageur Louis-Marie-Julien Viaud, alias Pierre Loti, né dans ces murs, le 14 janvier 1850, au n°141 de la rue Saint-Pierre (devenue rue Pierre-Loti en 1918). Cet officier de la Marine parcourut le monde, Chili, Tahiti, Turquie, Japon, 28 pays traversés au total. De ses périples, il rapporta la matière de 61 romans et récits – tels Pêcheur d’Islande (1886), Madame Chrysanthème (1887) et Ramuntcho (1897) – mais aussi des malles contenant des centaines d’objets marchandés dans des brocantes, bazars et marchés exotiques. Autant de trouvailles que le romancier choisit d’accumuler dans cette maison rochefortaise, qu’il racheta à sa mère en 1871.

Une « œuvre monde »

Mais l’accumulation frénétique d’objets venus d’ailleurs ne lui suffisait pas. À partir de 1880, fort de ses premiers succès littéraires, Loti, pris de la folie des grandeurs, fit aménager des salles à nulles autres pareilles. Il annexa aussi la maison d’à côté et réunit les deux bâtiments. Son but ? Faire de ces 820 m2 une « œuvre monde » : autrement dit, recréer, chez lui, de fascinants décors, principalement orientaux, observés en voyage. Pour ce travail aussi titanesque que méticuleux, il fit appel, pendant vingt ans, aux meilleurs charpentiers, maçons et sculpteurs charentais. Mais aussi à son talent de marchandage – certains diront de pillage – pour importer des meubles, y compris le plafond de sa mosquée, transporté depuis Damas, en Syrie ! Jusqu’à faire courir des risques au bâtiment. « En “réinventant” sa maison, il la fragilisa énormément en faisant casser des murs porteurs et abattre des plafonds, précise Claude Stéfani, conservateur de la maison de Pierre Loti. Et il ajouta des poids bien trop importants à l’étage, en faisant poser de lourdes colonnes et fontaines en marbre. »

Après la mort de Loti, en 1923, la demeure passa à son fils, Samuel Viaud, qui la vendit, en 1969, à la Ville. Ouverte au public en 1973, classée monument historique puis labellisée Musée de France et Maisons des Illustres, la demeure souffrit du passage régulier de visiteurs. « La façade penchait dangereusement sur la rue, et le plafond en bois de la mosquée, rongé par des insectes, menaçait de s’effondrer », explique le conservateur. Elle dut fermer en 2012. Il aura fallu cinq ans de travaux, commencés en mars 2020, pour que la maison puisse de nouveau être ouverte au public… et retrouver tout son apparat. Un chantier de longue haleine. « Une trentaine de métiers de restauration ont œuvré, précise Claude Stéfani. Le gigantesque plafond de la mosquée, notamment, a demandé un travail de rénovation difficile car il ne pouvait pas être démonté. »

L’homme brouillait volontiers les pistes entre fiction et réalité

De sa maison, Pierre Loti avait pris peu de clichés, sauf durant les travaux de la mosquée, de décembre 1895 à décembre 1896. Fort heureusement, il avait ouvert les portes à des photographes locaux, auxquels il commandait des cartes postales. « Il aimait se faire photographier dans sa maison, et ces documents nous ont permis de travailler avec grande précision, notamment sur l’emplacement des objets – même si certains furent vendus par son fils », souligne le conservateur.

Le résultat est là. Extravagant, à l’image de Loti. Que l’on soit familier ou non de son œuvre littéraire, visiter sa maison, c’est aussi pénétrer la personnalité fascinante de cet écrivain-explorateur qui brouillait volontiers les pistes entre fiction et réalité. Dans la mosquée, une stèle d’un blanc marmoréen témoigne du grand amour de jeunesse de l’écrivain : Hatidjé, jeune femme turque « aux yeux verts de mer », qu’il rencontra à Constantinople en 1876, et qui lui inspira son premier roman, Aziyadé (1879). Loti a toujours affirmé qu’il avait rapporté la stèle originale de sa bien-aimée, enterrée dans le cimetière de Topkapi. « C’est sans doute une copie qui lui fut donnée lorsqu’il retourna en Turquie en 1903, car la stèle originale avait été abîmée et on ne l’autorisa pas à la rapporter en France« , signale Claude Stéfani. Difficile de connaître la vérité avec Loti, homme secret, un brin mythomane, qui assurait avoir découvert, enfant, le plaisir charnel dans les bras d’une « gitane aux yeux verts », dans une grotte du château de La Roche-Courbon, à quelques kilomètres de Rochefort.

Une fête chinoise où l’opium aussi était invité

Mystérieux, Pierre Loti était aussi extraverti. Témoins, deux autres pièces emblématiques de la maison, la salle gothique et la salle Renaissance, situées respectivement au rez-de-chaussée et au premier étage. Loti fit de la première, ex-atelier de peinture de sa sœur Marie, une immense salle à manger de style gothique flamboyant, avec vitraux et sculptures en bois. Il l’étrenna le 12 avril 1888, par une extravagante « fête Louis XI » où 34 convives, déguisés à la mode médiévale, se firent servir un repas gargantuesque en treize services ! La seconde, monumentale salle d’audience de style Renaissance, où trônent une cheminée et un escalier en pierre de pays rochefortais, accueillit, elle, une « fête chinoise », le 11 mai 1903, où l’opium aussi était invité…

Mais qu’on n’imagine pas une vie d’excès dans tout ce décorum. « Loin de là, assure le conservateur. Vous constaterez qu’il n’y a ni salle de bains, ni gaz, ni électricité… » Notre fantasque voyageur n’éprouvait que mépris pour le monde industriel, et rechignait au confort de la modernité. Il faut passer du temps dans sa chambre, située au premier étage, pour s’en convaincre. Une petite pièce à l’ambiance monacale – décorée d’un simple lit et d’un crucifix accroché à un mur peint à la chaux – où il aimait écrire et rêver. Contraste saisissant avec les autres pièces. Lorsqu’il visita la maison de Pierre Loti, en 2001, le romancier Julien Gracq (1910-2007) tint ces propos dans Jules Verne, une revue littéraire : « Je suis un peu désenchanté toujours par ces visites de maisons d’écrivains […] mais il y a le cas exceptionnel où l’écrivain a mis absolument sa marque sur tout : Loti, à Rochefort, en fait partie. » On ne peut qu’acquiescer.

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