À Liège, Lakmé par les yeux de Gandhi

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- Publié le 26 septembre 2022 à 14:48

Sous la direction de Frédéric Chaslin, une Jodie Devos mal à l’aise et un Philippe Talbot à l’aigu laborieux se retrouvent au cœur d’un drame de la colonisation.

 

Davide Garattini a fait le compte : en avril 1883, lorsque fut créé à Paris Lakmé de Delibes, Gandhi avait treize ans. Le metteur en scène imagine donc que le futur héros de l’indépendance indienne a personnellement assisté au drame. La non-violence qu’il prônera plus tard viendrait-elle des conséquences néfastes du coup porté par le brahmane Nilakantha à un soldat britannique ? Assis au-devant de la scène à côté de son rouet, le vieillard en revit les étapes, semble les commenter par ses sentences projetées sur le cadre de scène (« là où il y a la peur, il n’y a pas de religion »). Il reproduit parfois les mêmes mouvements que ceux de l’enfant qu’il était alors et que nous voyons sur scène, entourant Lakmé. A la danse des Bayadères du deuxième acte vient se substituer un théâtre d’ombres illustrant le joug armé sous lequel vit la population indienne. Cela fait sens dans un tel spectacle, mais à quoi bon, ailleurs et à plusieurs reprises, ces silhouettes façon Avatar, enduites de peinture lumineuse et évoluant dans l’obscurité ?

Symboles et invraisemblances

Les trois décors de l’action, évoquant chacun une couleur du drapeau indien (respectivement le jaune, le blanc, le vert) se veulent emblématiques de la colonisation : un temple hindou illuminé, perdu dans la végétation, et que profane en connaissance de cause un groupe d’Anglais ; une place de marché où frappe leur ridicule (la gouvernante est une Mary Poppins vieillie et les soldats, casque à part, semblent plutôt sortir du Gendarme de Saint-Tropez) ; enfin un club house désert, avec cages vides et trophées de chasse, où le dieu Ganesh, trônant dans les deux actes précédents, disparaît au profit d’une autre idole aux traits non moins pachydermiques, la reine Victoria.

Le metteur en scène entend montrer que si Gérald entre par effraction dans l’univers de Lakmé au I, la situation se retourne symétriquement au III… Sauf que la jeune fille, au dernier acte, veut attirer l’homme qu’elle aime dans son monde à elle (dans le livret, une cabane au fond des bois, près d’une source sacrée), non le suivre dans son monde à lui. Et pourquoi les faire succomber tous les deux et ainsi sceller dans la mort un amour à sens unique ? Car ce n’est pas Roméo et Juliette : Lakmé sacrifie jusqu’à son existence quand Gérald, en définitive, ne songe qu’à satisfaire un caprice avant de s’en retourner massacrer des indigènes et épouser la fille du gouverneur.

Idylle sous pression

Les personnages, pourtant, ne sont pas incarnés à demi. Vêtue de bleu, symbole de courage et de pureté, timbre lumineux et vibratile, phrases élancées avec une pointe de timidité bien sentie, Jodie Devos campe une adolescente à la fois frêle, candide et entêtée. Le Duo des fleurs, qu’elle partage avec la Mallika de Marion Lebègue, est un enchantement. Mais les aigus passés à la trappe et celui, manifestement douloureux pour l’interprète, concluant l’Air des clochettes sont-ils à attribuer à la pression qui pèse sur les épaules de la jeune héroïne, censée désigner au poignard paternel l’homme qui a commis le blasphème de l’aimer ?

Face à elle, le Gérald empoté et « poète » de Philippe Talbot tient franchement de la caricature. Au moins ce timbre de ténor falot, ce chant aux aigus forcés et souvent geignards, s’accorde-t-il avec le personnage, égocentrique et dépourvu de consistance, comme toujours avec les doubles que s’invente Pierre Loti.

Du métal et des couleurs

Le Frédéric de Pierre Doyen a, lui, les pieds sur terre, son baryton plein d’aplomb et d’empathie tâchant sans cesse de ramener son camarade à la raison et au devoir. Passons sur une Ellen et une Rose assez vilaines, saluons la présence comique et le chant assuré de Sarah Laulan en gouvernante, assez irrésistible, et applaudissons enfin le Nilakantha de Lionel Lhote, baryton sombre et cinglant. Nulle tendresse chez ce père et brahmane raide comme la justice, dont l’autorité est doublement bafouée par l’envahisseur britannique, et qui se retrouve submergé par la haine. Pour Gandhi, qui lui prend des mains l’arme avec laquelle il vient de frapper Gérald, voilà tout ce qu’il faudra éviter : la violence ne doit pas répondre à la violence, sauf à faire basculer la situation (et le pays) dans le chaos.

De la couleur, du nerf, des accents, bref du relief à l’orchestre, auquel se conjuguent des chœurs modelés et spatialisés avec soin : Frédéric Chaslin est aux petits soins pour la partition et pour les forces de l’Opéra royal de Wallonie-Liège.

Lakmé de Delibes. Liège, Opéra royal de Wallonie, le 23 septembre. Représentations jusqu’au 1er octobre.

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