Écrivain turc prolifique, Nedim Gürsel publie Voyage en Iran : en attendant l’imam caché. Ce nouveau livre? qui est le fruit des pérégrinations de l’auteur à travers les villes iraniennes, brosse le portrait de l’Iran contemporain. Ce portrait s’appuie sur les échanges de l’auteur avec des écrivains d’aujourd’hui et d’hier et aide les lecteurs à comprendre ce pays pas comme les autres, déchiré entre son histoire plurimillénaire et sa modernité dévoyée par un régime archaïque. Entretien.
RFI : Voyage en Iran : En attendant l’imam caché est un récit de voyage en Orient à la Pierre Loti. Comment est née l’idée de ce livre ?
Nedim Gürsel : D’une certaine façon, cette idée de me lancer dans une traversée de l’Iran moderne, dont est issu le livre, est née de ma lecture de Pierre Loti. Ce dernier a beaucoup écrit sur ma Turquie natale. Il est considéré comme le plus turcophile des écrivains français. Or mes rapports ont été difficiles avec Loti, dont j’ai durement critiqué autrefois l’orientalisme exotisant. Je l’ai redécouvert en lisant son magistral Vers l’Ispahan paru en 1904. J’ai été sensible à son inimitable capacité d’évocation des paysages de l’Iran, les paysages physiques comme les paysages humains. Cette lecture m’a permis de changer le regard que je portais sur Loti que je considère aujourd’hui comme l’un des plus grands écrivains voyageurs. On peut dire que c’est dans les pas de Pierre Loti que j’ai débarqué en Iran, bien que mes conditions de voyage fussent mille fois plus confortables que celle de mon modèle, qui dut traverser le pays à dos de mulet, à travers une nature hostile. Pour l’auteur d’Aziyadé, l’Ispahan, c’était le bout du monde.
Cela dit, vous avez été tous les deux missionnés pour effectuer ce voyage. Loti, par le ministère des Affaires étrangères françaises de l’époque et vous…
Moi, j’ai été invité par un admirateur iranien de mes livres. J’étais heureusement surpris de découvrir qu’on me lisait en Iran. Le lecteur en question, Saïd Fekri est lui-même poète et il s’occupe d’une agence de tourisme à Téhéran. Il m’a invité à venir découvrir son pays. J’ai voyagé dans des conditions princières, en voiture ou par avion et logé dans de grands hôtels luxueux. Qui plus est, j’étais accompagné par un éminent photographe de l’agence Magma. Rien à voir donc avec les conditions des pérégrinations de Loti à travers l’Ispahan, au début du siècle dernier.
En Turquie, pays dont vous êtes originaire, quelle perception a-t-on de l’Iran voisin ?
Nos deux pays sont à l’origine de deux grandes civilisations, ottomane et persane. Des civilisations rivales qui ont cohabité pendant des siècles dans le Moyen-Orient, pas toujours paisiblement. Des fresques murales dans les palais que j’ai pu visiter pendant mon voyage en Iran rappellent les batailles qui opposèrent les Perses aux Turcs ottomans. Nos relations sont basées sur l’admiration mutuelle, mais aussi mépris et moqueries. Je me souviens quand j’étais petit, mes parents m’emmenaient voir le théâtre d’ombres turc qui compte une foultitude de personnages représentant des Turcs, mais aussi quelques étrangers. Parmi eux, il y avait un Iranien, qui parlait avec un fort accent et qui me faisait beaucoup rire. L’Iran était présent aussi dans la langue turque : le mot bezirgan, par exemple, est emprunté au mot bazargan en persan. Mais ma véritable initiation à la grandeur persane eut lieu quand j’étais au lycée français de Galatasaray d’Istanbul, où je découvris la poésie classique persane, qui m’a beaucoup marqué. Cette poésie a d’ailleurs influencé la poésie ottomane.
Qu’est-ce qui vous a frappé le plus pendant vos pérégrinations à travers l’Iran moderne?
C’est justement l’omniprésence de la poésie encore aujourd’hui dans la vie quotidienne. La légende veut que contrairement à la Turquie où on accueille les invités avec du café et des loukoums, en Iran ils soient accueillis avec des couplets de vers. Les terres arides de l’Iran ont vu naître d’innombrables grands poètes dont les noms résonnent encore pas seulement dans les cénacles de lettrés, mais aussi dans les bazars, dans les foyers. Les grands maîtres de la poésie iranienne s’appellent Omar Khayyäm, Farïd al-Din Attär, Hafiz, Roumi et Firdoussi, dont les œuvres sont connues dans le monde entier. Mais ce qu’on sait moins, c’est combien ces poètes continuent d’inspirer la nouvelle génération de poètes iraniens dont j’ai rencontré un certain nombre pendant mon voyage. Ces derniers, s’ils révèrent Sadegh Hedayat et Forrough Farrokzhad, deux des plus grands noms de la littérature iranienne moderne, ils sont aussi imprégnés de la poésie classique. Ils sont capables de citer de mémoire des passages entiers du Chahname de Firdoussi, un livre essentiel de la littérature iranienne.
Vous écrivez que Firdoussi est « le pilier de l’identité iranienne »…
Chahname ou Le Livre des rois est, selon moi, aussi important que L’Iliade et L’Odyssée. Parmi les statues de poètes et écrivains qui jalonnent les rues de Téhéran, la plus célèbre est sans doute celle de Firdoussi, son épopée en main, bravant la foule. Le poète Omar Khayyam qui a vécu au XIe siècle, est aussi emblématique de la pensée littéraire persane. Pendant mon voyage, l’une de mes grandes émotions a été la visite de Nichapour, la ville natale du poète et où se trouve son mausolée en forme de coupelle de vin renversée, campé au milieu de splendides jardins. Khayyam est connu pour ses rubayat célébrant le vin et l’amour, mais paradoxalement dans l’Iran régi aujourd’hui par la loi islamique, on ne peut nulle part acheter du vin !
Ce n’est d’ailleurs pas le seul paradoxe de l’Iran, car comme vous l’avez raconté, si la poésie et la littérature sont valorisées, les écrivains sont régulièrement censurés, mis en prison. Comment s’explique cette contradiction ?
Partout, le pouvoir politique se méfie de la puissance du verbe. Il suffit de penser à Platon qui proposait de chasser les poètes de la cité. Le Coran dans ses sourates dit explicitement qu’il ne faut pas prendre au sérieux la parole des poètes, car ils ne disent pas la vérité. Malgré la place privilégiée des hommes et femmes de plume dans la société iranienne, le pouvoir n’hésite pas à les soumettre à une censure sévère. Certes, la censure existait à l’époque des chahs, où certains poètes ont payé de leur vie leur engagement politique ou leur opposition au régime. La tradition s’est consolidée sous le régime islamique. On ne compte plus les écrivains jetés en prison de nos jours, contraints à l’exil et dont les livres finissent au pilon. Mes interlocuteurs iraniens m’ont raconté que dans les années 1990 l’entreprise d’intimidation des écrivains et des intellectuels avait pris une proportion inquiétante, se traduisant par des assassinats et des exécutions perpétrées par des agents des services de renseignements. Si les assassinats semblent avoir pris fin, la censure est devenue une pratique permanente. Les auteurs n’ont pas le droit d’évoquer dans leurs livres des scènes de baiser ou une poitrine féminine et encore moins un corps nu. Même la mention du mot « danse » ou du mot « mollah » peut être passible de censure. On m’a raconté qu’une commission gouvernementale chargée de censurer les œuvres cinématographiques était dirigée pendant plusieurs années par un mollah aveugle. Cette histoire me semble être emblématique des proportions terrifiantes de débilité et d’étroitesse d’esprit prises par la censure culturelle en Iran depuis la Révolution islamique.
Votre livre est aussi une méditation sur l’histoire, car les palais, les monuments que vous avez visités rappellent le continuum historique dans lequel s’inscrit la Perse contemporaine. Avez-vous été sensible pendant vos pérégrinations au poids de l’Histoire ?
On sent nulle part mieux ce poids de l’Histoire que dans les décombres de Persépolis, ville fondée au VIe siècle avant J.-C. par le roi achéménide Darius Ier, et mis à sac et détruit par les soldats d’Alexandre le Grand deux siècles plus tard. Les incroyables reliefs ornant les murs des anciens palais tombés en ruines donnent encore à voir la vie quotidienne des peuples de l’ancien Empire perse. Le passé demeure toujours vibrant à Pasargades, à quelques encablures de la ville de Chiraz, où se trouve la tombe du légendaire Cyrus II le Grand. Il était le fondateur de l’Empire perse des Achéménides, dont les terres s’étendaient du Danube à l’Indus, du Caucase et des steppes de l’Asie centrale aux déserts de Libye, des murailles de Babylone jusqu’à celle du Jérusalem. C’est le site de Pasargades qui fut d’ailleurs choisi en 1971 par le chah d’Iran, Mohammad Reza Pahlavi, pour célébrer les deux mille cinq centième anniversaire de l’Empire perse. Je me souviens d’avoir regardé les célébrations grandioses à la télévision à Paris où je me trouvais à l’époque pour faire mes études. J’étais alors opposé au chah qui torturait les communistes et jetait les intellectuels en prison. Le chah est tombé en 1979, mais malheureusement, les mollahs qui ont pris le pouvoir n’ont pas tardé à faire regretter le régime déchu.
Votre livre est aussi une critique politique et sociale de l’Iran contemporain. On a l’impression qu’au terme de votre voyage quasi initiatique à travers les splendeurs et les misères de ce pays pas comme les autres, vous restez déchiré entre la fascination qu’exerce sur vous cette civilisation plurimillénaire et l’inquiétude que suscite son régime théocratique et profondément archaïque.
C’est le paradoxe de l’Iran. La grande tragédie de ce peuple est sans doute de ne pas avoir compris que l’islam n’est pas compatible avec la liberté de conscience et de création. Victimes d’un pouvoir religieux et dogmatique, d’essence théocratique, les Iraniens, qui sont des chiites, croient aujourd’hui au retour de l’imam caché. L’islam chiite que pratique l’Iran est régi par ses guides spirituels appelés aussi « imam ». Selon la légende, le douzième imam, qui sera le dernier représentant de la lignée de Mahomet, vit aujourd’hui tapi dans un puits. Le prophète n’a-t-il pas annoncé dans l’un de ses dits que l’imam caché réapparaîtra à la fin des temps pour faire régner la justice, apporter le pain aux affamés, la fortune aux nécessiteux et la santé aux malades ? Alors que le peuple attend avec impatience l’avènement de ce sauveur miraculeux, les mollahs imposent la charia, et obligent les hommes et femmes à se plier à des règles vestimentaires strictes et les écrivains et artistes à se soumettre aux diktats des bureaucrates obscurantistes. Il me semble que cet Iran des mollahs n’est pas très éloigné de la Perse qu’a traversée Pierre Loti au début du siècle dernier. L’Iran demeure un pays rude, archaïque et indéchiffrable, malgré son occidentalisation sous le régime des chahs.
Voyage en Iran : en attendant l’imam caché, par Nedim Gürsel. Traduit du turc par Pierre Pandélé. Actes Sud, 165 pages, 21 euros.