Jérusalem et l’orientalisme : la nostalgie d’une cité fantasmée

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Par Christèle Dedebant

Jérusalem et l'orientalisme : la nostalgie d'une cité fantasmée

La Piscine de Bethesda, par David Roberts (1839). D’après l’Evangile selon saint Jean, Jésus aurait guéri à cet endroit un paralytique : pour les chrétiens, c’est un symbole du Messie venant sauver l’humanité. © David Roberts / Library of Congress

Pour les artistes du XIXe siècle, le voyage à Jérusalem est un passage obligé. Mais entre l’image idéalisée de la Ville sainte et la réalité, le contraste est rude.

 

Au printemps 1799, lors de sa tentative infructueuse de conquérir la Palestine, Napoléon se rend à Jaffa, à Saint-Jean-d’Acre et même à Ramleh où il installe son quartier général. Trop occupé à en découdre avec les Ottomans, le Petit Caporal ne prend pas la peine de faire un crochet par Jérusalem. Et pour cause : à l’époque, la ville forte a tout de la bourgade poussiéreuse. Située à l’écart des voies de communication, la capitale religieuse de la Palestine ne présente aucun intérêt stratégique. Quant à son attrait esthétique, il est très discutable : nichée au cœur des monts de Judée, loin de la lumière de la Méditerranée, la ville trois fois sainte vit claquemurée entre ses remparts. C’est pourtant dans l’intention d’atteindre cette cité « oubliée [par] un siècle antireligieux » que Chateaubriand entreprend son fameux Itinéraire de Paris à Jérusalem du 13 juillet 1806 au 5 juin 1807. Sur ces 327 jours passés à bourlinguer, l’auteur d’Atala n’en consacrera que cinq au but ultime de ses pérégrinations : Jérusalem. Il faut dire qu’en ce XIXe siècle naissant, on n’est guère maître de son temps : le rythme du voyage dépend tout entier des aléas de la navigation. Du reste, si l’on s’aventure vers ce qu’on appelle encore le Levant, on ne se restreint pas à une seule région, encore moins à une seule ville. Pour atteindre la Palestine, « le nouveau croisé », comme il aime à se présenter, écumera successivement l’Italie, la Grèce et la Turquie, avant de revenir à Paris par l’Egypte, le Maghreb et l’Espagne. Le tout parcouru le plus souvent à dos de cheval ou de mulet.

Son périple, qui fit l’objet de trois rééditions en dix ans, deviendra la bible de plusieurs générations de peintres et d’écrivains. A commencer par son émule, Lamartine, qui fut le premier à fixer l’expression « Voyage en Orient », après avoir lui-même accompli le fameux « grand circuit » entre juillet 1832 et septembre 1833. Peu à peu, les escales se codifient jusqu’à devenir des incontournables. En 1861, les Guides Joanne, ancêtres des Guides bleus, propose à ses lecteurs le calendrier le plus favorable : automne en Egypte, hiver au Sinaï, printemps en Asie mineure… La Ville sainte, elle, est particulièrement recherchée à Pâques. Pour autant, Jérusalem continue à occuper une place à part dans l’imaginaire orientaliste. Loin de la blancheur d’Alger ou du chatoiement de Constantinople, elle s’impose surtout par sa noirceur. Et pour cause : tout au long du siècle, affirme David Mendelson dans Jérusalem, ombre et mirage (L’Harmattan, 2000), elle apparaît comme la « ville maudite, la ville déicide ». Un exemple ? Dans Jérusalem, la toile signée en 1867 par Gérôme, la cité se réduit toute entière à l’ombre de trois croix sur un sol desséché.

Jérusalem s’impose surtout par sa… noirceur

Chateaubriand, moins avare d’effusions, ne cache pas son effroi à l’approche des remparts : « Quand je vivrais mille ans, jamais je n’oublierais ce désert qui semble respirer encore la grandeur de Jéhovah, et les épouvantements de la mort. » Très imprégné par la prose du grand homme, le peintre Forbin livrera en 1825 une Vue de Jérusalem près de la vallée de Josaphat surplombée par un ciel d’apocalypse. La mort, la vraie, Lamartine, la touche de très près. A son arrivée, le 18 octobre 1832, une épidémie de peste a entièrement vidé la cité : « La plus misérable bourgade des Alpes ou des Pyrénées, les ruelles les plus négligées de nos faubourgs abandonnés […] ont plus de propreté, de luxe et d’élégance que ces rues désertes de la reine des villes », maugrée-t-il. L’auteur des Méditations poétiques a raison de s’alarmer des conditions sanitaires. Jusque dans les années 1840, aucun hôpital n’y est construit et, tout au long du siècle, l’eau véhicule de terribles épidémies. Selon le géographe Yehoshua Ben-Arieh dans Jérusalem au XIXe siècle (éd. de l’éclat, 2003), les citernes, régulièrement « polluées par les excréments, les chats morts, etc. », ne sont jamais curées. Arrivé sur les lieux en août 1850, Flaubert se pince le nez : « Jérusalem est un charnier entouré de murailles. Tout y pourrit, les chiens morts dans les rues, les religions dans les églises. Il y a quantité de merdes et de ruines », écrit-il dans Voyage en Orient.

La désillusion des écrivains devant le Saint-Sépulcre

Sur le quartier juif, situé à proximité du mur des Lamentations, le témoignage des écrivains est accablant : « Les Juifs […] étaient là tous en guenilles, assis dans la poussière de Sion, cherchant les insectes qui les dévoraient, et les yeux attachés sur le Temple », commente Chateaubriand. Pour ces voyageurs de culture chrétienne, la pire des désillusions les attend au Saint-Sépulcre. Devant le tombeau du Christ, Lamartine perd définitivement la foi et Flaubert, mécréant, se trouve conforté dans ses idées : « Ce matin, dans le Saint-Sépulcre, il est de fait qu’un chien aurait été plus ému que moi. » En mars 1848, même le Russe Nicolas Gogol, le plus mystique d’entre tous, déchante cruellement : « Jamais encore je n’avais constaté aussi nettement mon insensibilité, ma sécheresse, ma dureté, comparables à celles du bois », déplore-t-il dans sa correspondance. Pourquoi alors s’entêter à venir à Jérusalem ? Pour concurrencer Chateaubriand ? Pour éprouver sa foi ? Pour chercher l’inspiration ? Certains ne s’en remettent pas. A son retour, Gogol se claustre dans un monastère et brûle la seconde partie des Ames mortes, tandis que Melville renonce à sa carrière de marin pour se murer dans une existence terne. D’autres y trouvent un second souffle : l’Itinéraire de Paris à Jérusalem vaut à Chateaubriand d’être reconnu comme le « premier écrivain de France » et d’être élu à l’Académie française. Peu après sa rentrée à Paris, Lamartine reçoit son premier mandat de député et adopte définitivement la prose qui a fait le succès de son Voyage en Orient.

Le cas de Flaubert est plus complexe. Sa désillusion est telle qu’il mettra exactement trente ans à « accoucher » de ses notes de voyages. Pourtant, dans sa maison normande, le « vieux Flau », comme l’appelle ses amis, prend l’habitude de recevoir ses proches – Maupassant, Zola et Georges Sand – assis sur un divan à la turque et coiffé d’un tarbouch. Surtout, en septembre 1851, trois mois seulement après avoir achevé son « grand circuit », il entreprend Madame Bovary.

Dans tous les cas, aussi éblouissants soient-ils, ces récits d’artistes ne dépassent guère le tableau de genre. Comme le note Jean-Claude Berchet dans Le Voyage en Orient (Bouquins, 1985), ce périple initiatique semble « réduire au silence la réalité vivante, contemporaine, présente » des régions parcourues. Cette cécité est d’autant plus frappante que ces territoires sont traversés tout au long du siècle par de puissants bouleversements.

En cent ans, Jérusalem connaît pourtant une véritable renaissance

Dans le cas de Jérusalem, Yehoshua Ben-Arieh n’hésite pas à parler d’une véritable « renaissance ». Que l’on juge : en cent ans sa population a pratiquement décuplé, passant de 8 000 en 1810 à 70 000 en 1910. Dès la fin des années 1830, de nombreux consulats étrangers s’installent dans la Ville sainte, ravissant à Saint-Jean-d’Acre le titre de capitale administrative de la Palestine. Mais la révolution se situe dans les transports : à partir des années 1840, les Messageries maritimes inaugure une ligne régulière de Marseille vers Beyrouth et certains bateaux commencent à jeter l’ancre à Jaffa. En 1850, Jérusalem est devenue si facile d’accès que Flaubert en est déconcerté : « A Marseille, un voyage en Orient est si peu de choses que le moindre décrotteur vous parle du Caire, de Persépolis et de Jérusalem comme de rien du tout. » Trente ans plus tard, la cité phocéenne n’est plus qu’à six jours et demi de Jaffa.

La démographie de la Ville sainte s’en ressent. Augmentant en moyenne de 200 personnes par an, la population juive compte alors environ 8 000 âmes. Elle constitue donc la moitié de la population totale de la ville, affirme Yehoshua Ben-Arieh. C’est d’ailleurs cette pression démographique combinée au péril sanitaire qui donnera l’impulsion à une extension extra muros du quartier à partir de la fin des années 1860.

Venu en pèlerinage précisément à cette période, en 1867, l’Américain Mark Twain écrit dans Les Innocents à l’étranger : « Jérusalem est sombre, triste et sans vie […]. C’est une ville pauvre, pleine de guenilles et d’immondices. » L’écrivain ne mentionne ni l’installation du télégraphe en 1865, ni l’émergence des nouveaux quartiers juifs, arabes et européens. Les yeux braqués sur la Vieille Ville, l’auteur de Tom Sawyer, tout comme ses prédécesseurs, est resté aveugle au présent. Après l’inauguration du canal de Suez, le 17 novembre 1869, l’antique cité de David secoue définitivement ses oripeaux. Pour accueillir l’empereur François-Joseph, premier souverain européen à venir lui rendre hommage, Jérusalem se dote d’une route pavée jusqu’à Jaffa. Un an après, en 1870, un dispositif d’égouts et un système d’éclairage au kérosène sont mis en place. « Cet orient qui passe pour immuable a beaucoup changé », commente l’édition 1878 du guide Joanne.
Ne restait que le chemin de fer. En 1892, c’est chose faite : Jaffa est désormais à quatre heures de Jérusalem. Il était bien loin le temps où Chateaubriand avait parcouru le même itinéraire en trottinant quatre jours à dos de mulet ! Le phénomène le plus palpable de ces mutations est sans doute l’afflux des pèlerins vers le milieu du siècle. En 1850, Flaubert se plaint déjà des pièges à touristes : « On est assailli de saintetés. […] Les chapelets, particulièrement, me sortent par les yeux. » Dès 1861, le guide Joanne, édité sur papier missel, propose le mode d’emploi complet de la ville : son histoire, ses itinéraires types assortis d’un plan ainsi qu’une petite sélection d’hôtels ou de boarding houses, généralement tenus par des Anglais.

Thomas Cook s’impose comme le plus grand organisateur de pèlerinage en Terre sainte

Ce sont en effet les entrepreneurs d’outre-Manche ou d’outre-Atlantique qui inaugurent la vogue du « tourisme industriel ». En 1867, quand il se rend à la Ville sainte, l’écrivain Mark Twain est engagé par son journal le Daily Alta California, lequel s’est associé pour l’occasion à une congrégation religieuse de New York. D’abord enthousiasmé à l’idée de partir avec « le premier groupe de loisirs organisés jamais réuni pour accomplir un voyage transatlantique », il se lasse vite de son rôle. Mais c’est l’agence anglaise fondée par Thomas Cook qui s’impose comme le plus grand organisateur de pèlerinage en Terre sainte. Entre 1869 et 1884, Cook, l’ancien missionnaire baptiste, transporte 4 500 voyageurs en Palestine, affirme Ruth Kark dans Travellers in the Levant (éd. Astene, 2001). Tous sont déjà équipés de chèques de voyage et de coupons repas. En 1882, le voyagiste anglais convoie plus de 1 000 catholiques français jusqu’à Jérusalem : « Le plus grand pèlerinage de l’Europe occidentale à la Palestine depuis les croisés », vantent alors les brochures.

A Jérusalem, estime Ruth Kark, le nombre de touristes annuels est passé à moins de 2 000 en 1800 à plus de 20 000 cent ans plus tard. Vers 1880, la cité historique est d’ailleurs l’une des premières à figurer sur carte postale. A cette époque, la plaie du voyageur esthète n’est plus la misère ou l’insalubrité, mais la confrontation avec son prochain. Ces pèlerins de masse ont un nom : Pierre Loti les appelle les Cooks et les Cookesses. Venu dans la Ville sainte au printemps 1894, l’auteur de Jérusalem ne décolère pas : « Deux voitures encore nous croisent, remplies de bruyants touristes des agences : hommes en casque de liège, grosses femmes en casquettes loutre avec des voiles verts […]. Oh ! leur tenue, leurs cris, leurs rires sur cette terre sainte où nous arrivions si humblement pensifs, par le vieux chemin des prophètes ! » A la fin du siècle, l’excursion en Palestine est encore une affaire de privilégiés hors de portée de la petite bourgeoisie, mais elle est déjà une aventure collective dédaignée par les artistes. En quelques décennies, Jérusalem l’oubliée est devenue Jérusalem la convoitée.

 En images : Jérusalem fantasmée par le peintre orientaliste David Roberts.

➤ Article paru dans le magazine GEO Histoire de décembre 2019 – janvier 2020 sur Jérusalem (n°48).